mardi 19 mars 2024

21 juillet 1944 : Exécution de Claus von Stauffenberg

Dès sa prime jeunesse, Claus von Stauffenberg saura ce que les mots Noblesse, Honneur et Devoir veulent dire. Né au château de Greiffenstein à Jettingen (Franconie), le 15 novembre 1907, il est l’héritier d’une famille qui a servi les maisons royales de Württemberg et de Bavière. Son père, le comte Alfred Schenk von Stauffenberg, issu de la vieille noblesse catholique souabe (dont les origines remontent au XIVe siècle), capitaine de cavalerie, était le chambellan du roi de Württemberg ; et sa mère, Karoline von Uexhüll-Gyllenband, adepte passionnée de Rainer Maria Rilke, avait parmi ses ancêtres l’illustre Feldmarschall von Gneisenau (1760-1831), le théoricien prussien de la révolution armée du peuple, ainsi que Yorck von Wartenburg, tous deux héros de la guerre de libération allemande (die Befreiungskriege) contre l’oppression napoléonienne.

Evoluant dans les milieux catholiques et conservateurs, Claus von Stauffenberg se distingua, dès les premières années, par la quête d’une société bâtie sur « un socialisme aristocratique » (Stauffenberg a lu le Déclin de l’Occident ainsi que Prussianité et socialisme d’Oswald Spengler), allant à rebours de la république bourgeoise de Weimar, du collectivisme marxiste et du populisme raciste et grossier des nazis.

De grande stature, svelte et racé, Claus von Stauffenberg fut comparé, dans sa jeunesse, au chevalier, figé dans la pierre, de la Cathédrale de Bamberg. Avec ses frères, les jumeaux Berthold et Alexander (nés en 1905), il est un fervent disciple du poète Stefan George (1868-1933), qui annonce « face aux abîmes (…) le fracas des guerriers », l’avènement d’une ère d’airain, à laquelle doit répondre une humanité héroïque, forgée dans les valeurs antiques. Armé d’une solide culture, robuste et prêt à l’action, Claus a été nourri des vers éternels qui guideront dès lors sa vie, dans un rythme qui martèlera les étapes d’un destin tragique : « Vouant au devoir strict mes éperons, ma lance, Je serai le soldat qui fait les justes guerres. Rédempteur du monde, Je serai ton serviteur et ton soldat. Que nul autre désir ne s’éveille en mon âme ! »

Après avoir obtenu son Abitur en 1926, Claus se destine au métier des Armes. Il entre dans la Reichswehr et intègre le 17e Reiterregiment (Régiment de cavalerie) de Bamberg. D’octobre 1927 à août 1929, il poursuit son instruction dans l’Infanterieschule de Dresde, puis dans la Kavallerieschule de Hanovre.

En juillet 1929, il débute sa carrière d’officier, comme aspirant, en réintégrant le 17e Reiterregiment de Bamberg. Il est nommé Lieutenant (Oberleutnant) le 1er mai 1933. C’est en cette même année qu’il épouse Nina von Lerchenfeld. Il aura avec elle deux filles (Valérie, née en 1940, et Konstanze, née en janvier 1945, six mois après la mort de son père) et trois fils (Berthold, né en 1934 ; Heimeran, né en 1936 ; et Franz Ludwig, né en 1938).

Le 4 décembre 1933, il assiste aux funérailles de Stefan George, mort dans sa 65e année. Il participe à la veillée mortuaire et s’occupe par ailleurs de l’héritage du poète, dans la mesure où Stefan George l’a désigné, avec son frère Berthold, comme exécuteur testamentaire. Jusqu’aux dernières heures de sa vie, Claus von Stauffenberg ne cessera de cultiver fidèlement la mémoire de son maître spirituel en incarnant les figures héroïques et tragiques de son œuvre.

La nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier du Reich, le 30 janvier 1933, ne semble pas, dans un premier temps, générer en lui une réaction. Stauffenberg n’éprouve aucune sympathie pour le caporal bohémien (« der Böhmische Gefreiter ») et sa clique populacière. Comme le précise Peter Hoffmann (in. La Résistance allemande contre Hitler. Balland. 1984) : « Stauffenberg n’a jamais été national-socialiste, ni au sens propre du terme, ni comme adepte converti au mouvement par idéalisme fourvoyé (…) Ce qu’avait apporté le nouveau régime ne correspondait en aucune façon à l’idée que Stauffenberg se faisait d’une nouvelle vie politique (…) Un homme tel que lui ne pouvait pas se méprendre sur la perversité des individus au pouvoir ».

Son indifférence se mue bientôt en répulsion, et il entretiendra dès lors une opposition latente qui s’accentuera avec le temps.

Ainsi, le 16 septembre 1934, requis pour représenter son régiment à une journée du NSDAP à Bamberg, il est contraint d’assister au discours délirant du pornographe nazi Julius Streicher, qui se lance dans l’une de ses habituelles tirades contre les Juifs. Écœuré par tant de brutalité et de bassesse d’âme, Stauffenberg, exaspéré, se lève, quitte sa place devant toute l’assistance, et se dirige vers la sortie. Il est intercepté par deux officiers SS. Après un bref échange verbal, il parvient à quitter le hall où se tenait le rassemblement.

En 1934, il est officier-instructeur dans la Kavallerieschule de Hanovre. De 1936 à 1938, il fréquente l’Ecole supérieure de guerre (Kriegsakademie) à Berlin. De l’avis de plusieurs de ses supérieurs et camarades, Stauffenberg était le plus doué de sa promotion, destin, à un brillant avenir. On l’appelle « le nouveau Schlieffen ». À Berlin, pendant sa formation, il fait la connaissance du Chevalier Albrecht Mertz von Quirnheim (l’un des futurs organisateurs de la conjuration du 20 juillet 1944). À l’Ecole de Guerre, Stauffenberg dévoile sa vive intelligence, son charisme, une grande intrépidité, le goût du risque, ainsi que le sens du commandement et un don remarquable pour l’organisation.

Toute sa vie durant, il laissera une vive impression à tous ceux qui l’auront côtoyé : une prestance inoubliable, un rire franc et communicatif, une grande générosité ; autant de qualités vivantes chez un homme en proie à une profonde mélancolie et à de violents accès de colère.

Pétri dans les valeurs aristocratiques et pénétré de son devoir, en tant que protecteur de la nation allemande, gardien de ses lois ancestrales et de ses traditions contre l’injustice et la tyrannie, Stauffenberg sera profondément affecté par l’outrage que les nazis feront subir à l’Allemagne, une Allemagne dont ils feront le champ d’expérimentation de leurs fantasmes criminels, emportant dans leur folie meurtrière les Allemands, leur passé, leur présent et leur avenir. Pour Stauffenberg, les nazis sont « undeutsch », étrangers au génie allemand. Ils servent une funeste idéologie, et non l’Allemagne.

Capitaine de cavalerie (Rittmeister) au sortir de la Kriegsakademie, en 1938, Stauffenberg est affecté à la 1re Division légère (Leichten Division) de Wuppertal, commandée par le général de division (Generalleutnant) Erich Hoepner, qui sera un opposant actif au régime hitlérien.

En tant qu’officier d’état-major (Generalstabsoffizier), Stauffenberg est responsable de l’organisation des services logistiques de la division. Il acquiert à ce poste une compétence reconnue qui le fait considérer comme « le seul officier d’état-major allemand génial ». Menant un travail rigoureux et méthodique, il se confronte aux problématiques nouvelles nées de l’apparition de l’arme blindée sur le champ de bataille terrestre et sa complémentarité avec l’infanterie, elle-même en pleine mutation.

Participant aux opérations militaires dans les Sudètes, il se signale par un souci extrême des populations civiles (allemandes et tchèques), faisant condamner sévèrement tout acte coupable commis à leur égard, par des soldats allemands, sous son commandement.

Les pogroms antisémites de la Kristallnacht, le 9 novembre 1938, constituent pour Stauffenberg un véritable choc. Devant l’impunit, des hordes brunes, l’immobilisme et le mutisme observés par la Wehrmacht-armée nationale dont la création est officialisée en 1935, succédant ainsi à la Reichswehr, armée de métier-face à de telles violences exercées contre des civils innocents, il éprouve un profond malaise. Stauffenberg mesure à quel point ces forfaits, ces exactions, entachent l’honneur de l’Allemagne et portent atteinte à la réputation de son pays, aux yeux du monde.

Dès cet instant, il s’interroge sur une alternative conservatrice à un régime nazi qui mène, à l’évidence, l’Allemagne au bord du précipice. Hélas, le projet du général Ludwig Beck (chef d’état-major de la Heer), soutenu par le général Halder et l’amiral Wilhelm Canaris (Abwehr), visant à destituer Hitler, est rendu impossible après les accords de Munich (les émissaires de l’opposition national-conservatrice au régime hitlérien, envoyés à Londres, sont éconduits). La politique étrangère agressive du caporal bohémien entre dans sa phase offensive. Stauffenberg murmure : « Der Narr macht Krieg » (Le fou va faire la guerre).


En 1939, au début de la guerre, Stauffenberg, fidèle à l’Allemagne, sert dans un régiment de cavalerie bavaroise puis dans la 6e Panzerdivision. Il prend part aux campagnes de Pologne et de France. Bien qu’engagé pleinement dans les combats, en première ligne, Stauffenberg n’oublie pas ses valeurs aristocratiques, des valeurs qui obligent une attitude irréprochable et un sens aigu de l’honneur. En Pologne, il fait arrêter et traduire devant une cour martiale un officier allemand qui avait donné l’ordre d’exécuter sommairement deux femmes polonaises. Par ailleurs, il s’opposera fermement à l’application de l’ordre d’Hitler selon lequel tout aviateur allié, capturé (anglais ou américain), devait être systématiquement passé par les armes. Aussi bien son éthique aristocratique, sa conscience, que les lois de la guerre, lui interdisent de violer le respect qui s’attache aux prisonniers et aux blessés de guerre, ainsi qu’aux femmes et aux enfants, quelles que soient leurs origines.

En mai 1940, Stauffenberg est nommé à la section Organisation (Organisationsabteilung) de l’état-major de l’armée de Terre (Generalstab des Heeres). Il y demeurera jusqu’en 1943. En avril 1941, Stauffenberg devient Commandant (Major). Après les premiers succès militaires éphémères, il réalise l’inefficacité du commandement de la Wehrmacht, entièrement soumise aux diktats idéologiques des nazis. Envoyé en mission en Ukraine et en Russie, Stauffenberg est confronté à l’horreur des exactions des Einsatzgruppen. Au faît de sa puissance, l’ex-caporal Hitler se veut être « un grand stratège militaire », persuadé de son infaillibilité. Il n’associe plus les généraux à l’élaboration de ses plans. Son mépris pour « la caste militaire », et la refonte du Haut-Commandement (Oberkommando der Wehrmacht) généreront une situation de crise dès les premiers revers militaires. Après la reddition de Stalingrad, en février 1943, le fanatisme politico-idéologique deviendra le principal critère de promotion au sein de la Wehrmacht. Partout le reflux des armées allemandes entraînera des combats défensifs coûteux en vies humaines, ne faisant qu’ajouter à la confusion générale et à la terreur de la population civile, entraînée dans la débâcle. Pour Hitler, le chaos et la destruction de l’Allemagne sont considérés comme l’unique alternative à la victoire finale. Le peuple allemand devient l’otage des projets apocalyptiques de la clique nazie.

En février 1943, Stauffenberg est envoyé en Tunisie où il intègre la 10e Panzerdivision comme officier d’état-major général. Il participe aux campagnes de l’Afrika Korps, et rencontre le Feldmarschall Erwin Rommel, « le Renard du Désert » (impliqué lui aussi, plus tard, dans la conjuration de juillet 1944).

Le 17 avril 1943 marque un tournant décisif dans l’existence de Claus von Stauffenberg. En reconnaissance dans le désert, son véhicule est pris sous le feu d’un chasseur-bombardier anglais. Grièvement blessé, Stauffenberg perdit l’œil gauche et dut être amputé de l’avant-bras droit et de deux doigts de la main gauche. Il subit en outre de graves séquelles au genou. Transféré d’urgence à l’hôpital militaire de Carthage, il crut pendant de longues journées qu’il allait devenir complètement aveugle. Rapatrié en Allemagne, il reste hospitalisé pendant cinq semaines à Munich. Sujet à de violents accès de fièvre et à de terribles douleurs, Stauffenberg refuse la morphine qu’on lui propose afin d’apaiser ses souffrances, suscitant l’admiration de tout son entourage. Il apprend à écrire avec les trois doigts de la main gauche et réussit à s’habiller seul.

Sur son lit de douleur, il écrit à sa femme Nina : « Je sens que je dois faire quelque chose pour sauver l’Allemagne. Même si l’entreprise est vouée à l’échec, il faut la tenter. L’essentiel est de prouver au monde et à l’histoire que le mouvement de résistance existe, et qu’il a osé passer aux actes, au prix de sa vie ». Contraint à une longue convalescence, seul son indestructible courage lui permit de rester dans l’armée.

Dès 1942, Stauffenberg avait pris contact avec le cercle de Kreisau, un cercle aristocratique et populaire de résistance où se côtoient les représentants de la tradition prussienne — les comtes Helmuth James von Moltke, et Peter Yorck von Wartenburg ( c’est avec lui que Stauffenberg aura les premières rencontres, en raison de leur lien de parenté ; Claus est le cousin de Peter Yorck), inspirés par « un christianisme organique », s’opposant à une modernité qui prive la personne humaine des valeurs et des liens traditionnels, religieux et familiaux – et les militants syndicalistes et socialistes Wilhelm Leuschner et Julius Leber.

Le Kreisauerkreis veut édifier les bases d’une Allemagne et d’une Europe post-hitlériennes, libérées du totalitarisme, s’épanouissant dans de « petites communautés autonomes » (kleine Gemeinschaften) s’articulant autour d’un lien fédéral (l’union économique et une monnaie unique — Einheitswöhrung — à l’échelle de l’Europe sont envisagées) qui respecte les peuples, les minorités, les libertés locales, par l’instauration d’une démocratie solidariste et personnaliste. L’impératif éthique sous-tend le projet des Kreisauer qui luttent contre la dégradation physique et spirituelle de la personne sous le joug hitlérien.

L’ancien ambassadeur d’Allemagne à Rome, Ulrich von Hassell, chef civil de la résistance conservatrice avec Karl Goerdeler, ancien Bürgermeister de Leipzig, dira : « Hitler a fait de l’homme allemand une bête sauvage exécrée dans le monde entier ». On n’ignore plus à cette époque les massacres de masse du régime hitlérien et les persécutions anti-juives transformées en un objectif idéologique, celui de la destruction planifiée (« Vernichtung ») de tout un peuple.

Le 1er octobre 1943, Stauffenberg prend ses fonctions de chef d’état-major général (Chef des Stabes) à la Direction générale de l’armée de Terre (Allgemeinen Heeresamt) sous les ordres du général Friedrich Olbricht, à Berlin, au Bendlerblock. Depuis le début de l’année 1943, il a le grade de lieutenant-colonel (Oberstleutnant).

Olbricht met Stauffenberg en rapport avec tous les opposants civils et militaires du régime nazi. Inlassablement, Stauffenberg rassemble, motive, et le cercle des conjurés s’élargit progressivement dans l’armée. Il noue des contacts avec les généraux Ludwig Beck, Karl-Heinrich von Stülpnagel, Helmuth Stieff, Henning von Tresckow, ainsi que le lieutenant-colonel Fritz-Dietlof Graf von der Schulenburg, tous décidés à renverser Hitler et ses sbires. Soutenue par le Feldmarschall Erwin von Witzleben ainsi que par l’amiral Canaris et le colonel Hans Oster, la conjuration rassemble également le cercle de Kreisau et l’opposition civile national-conservatrice (menée par von Hassell et Goerdeler) autour d’un projet politique devant être instauré après la chute du national-socialisme, suite à la mort d’Hitler.

Le projet des conjurés est notamment de mettre un terme à la guerre (le diplomate Adam von Trott zu Solz, du cercle de Kreisau, doit être l’intermédiaire entre la conjuration et les Alliés. Hélas, l’intransigeance méprisante de ceux-ci à l’égard de la résistance conservatrice allemande, refusant la perspective d’une paix négociée en préférant l’humiliation d’une capitulation sans conditions, aura son importance dans l’échec de la conjuration. Écœuré par tant d’intransigeance, Stauffenberg se dit d’ailleurs prêt à traiter, s’il le faut, avec les soviétiques), d’œuvrer à la reconstruction spirituelle et physique de la société allemande libérée de l’emprise totalitaire, de châtier les responsables des crimes commis à l’égard de la communauté juive et des peuples d’Europe de l’Est, tout en réparant les dommages causés.

Stauffenberg est partisan d’une prise de contact avec les dirigeants du parti communiste clandestin (ex-KPD) du groupe Saefkow-Jakob, dans le même temps où il est soucieux de fournir une base populaire à la conjuration. Karl Goerdeler se méfie de l’impétuosité du jeune comte qu’il considére comme « un agité mystique d’extrême-gauche » (sic). Malgré ces réticences, Stauffenberg veut imposer Julius Leber (natif de Biesheim, en Haute-Alsace), militant historique du Sozial demokratische Partei Deutschlands, comme vice-chancelier dans le futur gouvernement provisoire, issu de la conjuration.

Face aux tergiversations des autres conjurés, et notamment ceux qui soulèvent l’objection du serment militaire prêt, à Hitler, Stauffenberg fait preuve d’une grande détermination. Pour lui, un officier est délié de toutes obligations, à l’égard d’un homme qui mène « une politique moitié démente, moitié meurtrière », compromettant la Wehrmacht dans un système idéologique funeste et une guerre atroce qui conduisent l’Allemagne à sa perte (« Le véritable honneur militaire réside dans le fait qu’aucune force, qu’aucun pouvoir ne puisse contraindre un homme noble et libre à accomplir ou à aider à accomplir un acte ignoble ou inique » écrit le poète et patriote allemand Arndt dans Glucke der Stunde).

Résolu à débarrasser l’Allemagne de la dictature, Stauffenberg voit dans Hitler « un homme que Satan possède tout entier ». Il dit à Jakob Kaiser, syndicaliste engagé dans la conjuration : « Nous nous sommes assurés devant Dieu et devant notre conscience que cela doit se passer — Es muss geschehen —, car cet homme est un démon ».

Comme le note Renate Böschenstein : « Formé à l’image du vrai héros, en homme de haute culture, Stauffenberg a bien vu que les nazis n’étaient qu’une contrefaçon du modèle et dès lors, c’était à lui de jouer le rôle que Hölderlin a toujours imparti à ses héros grecs : le tyrannicide » (in. République Internationale des Lettres. N°6 – juillet 1994).

Ainsi, c’est cet homme mutilé, un bandeau noir sur l’œil, qui va insuffler une énergie nouvelle à la résistance civile et militaire, en organisant la mise en œuvre des projets de la conjuration. Dans les semaines qui précèdent l’opération « Walküre », Stauffenberg prend le temps de rédiger le texte d’un credo politique qui, sous la forme d’un serment, devait servir de base politique sur laquelle se fédèrent la vieille Allemagne et l’Allemagne post-hitlérienne : « Nous voulons un ordre nouveau qui fasse de tous les Allemands le support de l’État et qui soit le garant du droit et de la justice (…) Nous voulons un peuple qui plongeant ses racines dans la terre de la patrie, ne s’éloigne pas des forces naturelles, qui trouve son bonheur et sa satisfaction en agissant dans le cadre de vie donné et qui, fier et libre ; surmonte les penchants méprisables à l’envie et à la malveillance. Nous voulons des dirigeants qui, issus de toutes les couches du peuple, et unis aux puissances divines, soient placés à la tête des autres par leur générosité, leur sens du sacrifice et de la discipline ».

Le 1er juillet 1944, Claus von Stauffenberg devient colonel (Oberst). Le général Olbricht le fait nommer dans l’état-major de l’armée de réserve (Ersatzheer), auprès du général Fromm, à Berlin. Stauffenberg devient, parmi les officiers conjurés, la principale personnalité de l’opposition anti-hitlérienne. Son poste lui permet d’assister aux conférences du haut état-major de la Wehrmacht (OKW), auxquelles Hitler participe, à Rastenburg (Prusse orientale). Ainsi, Stauffenberg peut fixer, avec le colonel Albrecht Mertz von Quirnheim, les modalités de l’opération « Walküre » (Plan officiel, établi à l’origine en cas de désordres à l’intérieur du Reich-révoltes dans les camps de prisonniers et dans les camps de concentration, séditions, mutineries… — entraînant la mise en alerte de toutes les troupes stationnées en Allemagne, en court-circuitant l’OKW, les instances exécutives du NSDAP et de l’État). Les conjurés souhaitaient ainsi user d’un dispositif légal, prévu pour les situations de crise, afin de renverser le régime nazi. Chaque membre de la conjuration a un rôle imparti, à son niveau de responsabilité ; le dispositif et les explosifs sont prêts.

Le 5 juillet 1944, lorsque Julius Leber, qui était devenu un ami de confiance, est arrêté, Stauffenberg fit transmettre un message à Frau Leber : « Nous sommes conscients de notre devoir ».

Sans illusions sur la valeur des autres conjurés, il confiera à son épouse, peu avant la date fatidique de l’attentat : « Ce qu’il y a de plus terrible, c’est de savoir que cela ne peut réussir, mais qu’il faut néanmoins le faire pour notre pays et pour nos enfants ». Pour Stauffenberg, subir passivement la honte et l’oppression est pire que l’échec. L’action seule génère la liberté intérieure et extérieure. La date de l’opération est fixée, après plusieurs contre-temps, le 20 juillet 1944. Stauffenberg est chargé de placer, à Rastenburg, la bombe destinée à tuer Hitler. En lui résonnent, la veille de ce jour décisif, les hymnes tragiques du poète Stefan George : « Il faut seller les chevaux noirs ; galoper aux champs d’épouvante jusqu’à nous perdre en marécages ou mourir frappés de la foudre ».

Le matin du 20 juillet, vers 6 heures, Claus von Stauffenberg quitte son domicile de Wannsee (Berlin), embrassant, pour la dernière fois, Nina et ses enfants. Rejoint par son officier d’ordonnance, Werner von Haeften, il se dirige vers l’aéroport de Rangsdorff où il prend l’avion en direction du Quartier-Général d’Hitler, en Prusse orientale. Stauffenberg emporte avec lui les explosifs et deux détonateurs.

Parvenu à Rastenburg vers 10h30, il se restaure au mess des officiers, puis rencontre le commandant en chef de la Wehrmacht, le Feldmarschall Wilhelm Keitel. Il est midi. La conférence journalière doit débuter à 12h30. Arrivé à 12h35 devant la salle où se tient la réunion, Stauffenberg s’isole quelques instants dans une pièce annexe du baraquement. Là, aidé par son officier d’ordonnance, il amorce le détonateur de l’une des deux bombes qu’il place dans sa sacoche. Il entre alors dans la salle de conférences à 12h37. Keitel le présente à Hitler, entouré d’une vingtaine d’officiers. Tenant sa serviette piégée avec son bras valide, Stauffenberg la dépose discrètement contre un pied de la table autour de laquelle a lieu la conférence, à proximité du dictateur (la serviette sera déplacée malencontreusement par un officier, après le départ de Stauffenberg, qui la placera contre l’extérieur du pied de la table, l’éloignant ainsi d’Hitler), et, peu après, prétexte un appel téléphonique important de Berlin pour sortir du baraquement et rejoindre Werner von Haeften.

À 12h42, une forte explosion dévaste la salle de conférences. Le plafond est crevé, le plancher enfoncé, les fenêtres pulvérisées et la table brisée. Les hommes sont projetés au sol, au milieu des flammes et des décombres (Hitler n’est que légèrement blessé : Brûlures superficielles, quelques contusions et les tympans déchirés ; le pied de la table l’a protégé).

Certains ont prétendu que Stauffenberg aurait dû se sacrifier lui-même, en tuant Hitler directement. Mais, n’ayant plus que trois doigts, il ne pouvait l’abattre avec un revolver. Il fallait donc recourir à une bombe à retardement, d’autant que la présence de Stauffenberg, après l’attentat, était cruciale pour mener à bien l’opération « Walküre ».

Convaincus qu’il n’y a pas de survivants, Stauffenberg et Haeften gagnent en voiture la sortie du périmètre de sécurité de Rastenburg. Lors des contrôles pour la sortie, ils réussissent l’exploit de passer en faisant valoir une mission urgente. À 12h44, le seuil du Quartier-Général est franchi, et la voiture de Stauffenberg se dirige vers l’aérodrome. Le processus qui suit l’attentat doit être déclenché afin de lancer l’exécution du coup d’état. Arrivé à l’aérodrome à 13h15, Stauffenberg délivre le message codé « Walküre » au Bendlerblock (le quartier-général des conjurés au ministère de la guerre), à Berlin, au général Olbricht, puis s’envole vers la capitale. Pendant son voyage, il ne peut être informé de l’échec de l’attentat. À Rastenburg, le général conjuré Fellgiebel est bloqué par l’arrêt de toutes communications (les transmissions reprennent vers 16h) entre le Q.G et l’extérieur.

À 15h30, Stauffenberg arrive à Berlin, au Bendlerblock. Il apprend que l’opération « Walküre » est au point mort. Les officiers conjurés (Olbricht, von Quirnheim, Hoepner, Beck) n’ont pas agi. Le commandant en chef de l’armée de réserve, Friedrich Fromm, seul habilité à lancer l’ordre officiel de mobilisation des troupes stationnées en Allemagne, a reçu un message de Keitel qui lui apprend que Hitler a survécu à l’attentat, et refuse en conséquence d’entrer dans la conjuration. Stauffenberg le fait arrêter. Les ordres « Walküre » sont émis, mais les messages envoyés aux unités de réserve (portant notamment sur le désarmement des unités de Waffen SS, l’arrestation de tous les Gauleiter, préfets de police, chefs de la Gestapo et des camps de concentration et d’extermination), restent lettre morte. Tout le monde est dans l’expectative, dans l’attente de nouvelles définitives de Rastenburg (en France, à Paris, le général von Stülpnagel prend l’initiative de faire emprisonner les membres de la Gestapo et de neutraliser les bataillons SS, avant de les relâcher à l’annonce de Rastenburg).

À 17 heures, la confusion règne à la Bendlerstrasse. L’opération « Walküre » s’enlise. Stauffenberg tente de faire parvenir des ordres aux commandants des régions militaires, sans résultats.

À 18h45, un premier bulletin d’information passe à la radio : « Le Führer a échappé à un attentat ». Les conjurés ne se sont pas occupés de la Maison de la Radio à Berlin, tandis que les communications sont rétablies à Rastenburg. Les troupes de la garnison de Berlin — le Wachbataillon « Grossdeutschland » — commandé par le Major Otto-Ernst Remmer, contrôle le quartier gouvernemental dans le cadre du plan officiel « Walküre ». Remmer ignore tout de la conjuration. Alerté par l’annonce de l’attentat raté, il fait stopper l’avancée de ses troupes et se présente chez Goebbels (que les conjurés n’ont pas pensé à arrêter !), au Ministère de la Propagande. Celui-ci fait appeler Rastenburg, et Remmer parle à Hitler en personne. Il a ordre de diriger son bataillon vers le Bendlerblock et d’arrêter les conjurés.

Entre-temps, von Quirnheim a eu la confirmation de l’échec de l’attentat, et le Feldmarschall von Witzleben s’est brièvement entretenu avec le général Beck, comprenant que l’opération « Walküre » est un fiasco. Vers 20h35, un télex de Keitel fait savoir que Himmler, Reichsführer SS, vient d’être nommé, avec effet immédiat, chef de l’Ersatzheer. Les ordres signés von Witzleben ou Hoepner (devenu chef de l’armée de réserve) doivent être ignorés.

Si Olbricht et Stauffenberg tentent l’impossible pour sauver la situation, Beck est résigné : la conjuration a échoué. Les hésitations, les improvisations ont rendu vaine l’opération ; les conspirateurs n’ont pu tirer profit de la neutralisation, pendant quelques heures, des structures hiérarchiques du régime. Stauffenberg fut le seul qui était à la hauteur de ce jour fatidique.

Les officiers et les soldats réticents qui ignoraient le double sens de l’opération « Walküre » se procurent des armes et prennent d’assaut les bureaux où sont rassemblés les conjurés : éclats de voix, coups de feu et confusion ; tous les conjurés sent arrêtés, tandis que Fromm est libéré. Bien que blessé au bras pendant son arrestation, Stauffenberg n’en garde pas moins son flegme (il empêche notamment Werner von Haeften d’abattre, dans un sursaut de désespoir, le général Fromm, en dépit du dégoût que lui inspire ce personnage lâche et servile). Fromm fait condamner à mort, sur le champ, Stauffenberg et les trois officiers qui dirigeaient les opérations à la Bendlerstrasse (Olbricht, Haeften et Quimheim). Beck est contraint au suicide.

Stauffenberg est conduit, avec les trois autres officiers conjurés, dans la cour du Bendlerblock. Vers 23h50, le peloton d’exécution se met en place, à la lumière des phares des véhicules blindés du Wachbataillon qui stationnent dans l’enceinte du ministère.

Une dernière fois, avant que ne retentisse la salve meurtrière, Stauffenberg rassemble toutes ses forces puis s’écrie : « Es lebe das heilige Deutschland ! » (Vive la Sainte Allemagne !) : Puis le héros s’effondre sous les balles de ses assassins.

Dès lors les nazis allaient exercer leur cruauté sur tous les proches des conjurés. Par ordre expresse d’Hitler, les représailles familiales sont instituées : la Sippenhaftung (arrestation des parents) et la Blutrache (vengeance du sang) sont mises en œuvre. Hitler annonce que la famille Stauffenberg serait anéantie, jusque dans son dernier membre. Le frère de Claus, Berthold, est fusillé le 10 août 1944. Nina von Stauffenberg est arrêtée et emprisonnée (elle met au monde son cinquième enfant, Konstanze, en prison). Ses enfants lui sont enlevés et transférés, sous un autre nom, dans un foyer d’éducation national-socialiste. Toutes celles et tout ceux qui appartiennent à la famille Stauffenberg sont arrêtés et envoyés dans le camp de concentration de Strutthof (Prusse orientale) puis de Buchenwald (Thuringe). C’est notamment au cours de ces terribles événements, que le dernier frère de Claus, en vie, Alexander, rencontrera la fille d’Ulrich von Hasselt, Fey, qu’il soutiendra et protègera pendant toute leur captivité commune (Fey von Hasselt, Les jours sombres. Denoël. 1999).

L’infamie et la perversité dans le crime seront poursuivies jusqu’à leur extrémité par l’ex-éleveur de poulets, Heinrich Himmler, archétype de l’être sadique et frustré, aux pathologies physiques et mentales évidentes, qui avait trouvé dans le régime hitlérien l’occasion d’assouvir ses fantasmes de domination. En effet, celui-ci ordonne que le corps du héros fusillé, sommairement inhumé la nuit du 20 au 21 juillet 1944, soit déterré et que le cadavre soit brûlé et les cendres dispersées au-dessus d’un champ d’épandage, quelque part en Allemagne. Jusque dans la mort, les nazis poursuivront de, leur haine un homme qui incarnait l’exact contraire de leur sombre idéologie.

Theodor Heuss écrit, à propos du 20 juillet 1944 : « En même temps où le déshonneur et le sens brutal, petit, lâche de la puissance avait souillé et sali le nom allemand », quelques hommes se sont sacrifiés par « volonté pure d’arracher l’État au mal meurtrier et de sauver le Vaterland de l’anéantissement ». Ce fut l’effort héroïque de quelques uns pour briser les chaînes que le peuple allemand s’était donné. Gavées d’une propagande qui fermait hermétiquement la voie à la vérité, et soumises à un régime de terreur qui empêchait l’extension du mouvement de résistance, les masses ne se sont pas révoltées, tandis que l’élite de l’Allemagne rentrait en rébellion. Cette révolte de la conscience aura pour objectif de sauver de nombreuses vies humaines et l’honneur d’un pays compromis avec un ramassis de délinquants criminels. Le cauchemar hitlérien laisse comme bilan un peuple épuisé ; une Allemagne devenue champ de ruines ; un pays exsangue, occupé, démantelé, divisé et traumatisé par l’horreur d’une guerre apocalyptique.

« Claus von Stauffenberg, disciple de Stefan George, le poète inspiré d’une nouvelle noblesse sacrifiée » (in. Dominique Venner, Histoire d’un fascisme allemand) aura été jusqu’au terme de l’enseignement du poète et de son idéal. Il a offert sa vie pour la rédemption des générations futures, afin qu’elles puissent fonder leur existence non pas sur la négation de leur histoire et de leur origine, mais sur la voie de cette autre Allemagne, qui incarnait la légitimité et l’essence même du génie allemand, dans un monde en proie au Chaos.

J.-F. THULL 

Sources :

  • Peter Steinbach, Gedenkstette Deutscher Widerstand. Hellmich. 1990.
  • Harald Steffahn, Claus Schenk Graf von Stauffenberg. Rowohlt. 1994.
  • Gérard Sandoz, Ces Allemands qui ont défié Hitler. Pygmalion. 1995.
  • Peter Steinbach, Johannes Tuchel, Widerstand in Deutschland 1933-1945. Beck. 1997.
  • Christine Levisse-Touzé, Stefan Martens, Des Allemands contre le nazisme. Albin Michel. 1997

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