mercredi 1 mai 2024

Audition d’Alexandre Zavitnevych, président de la commission de la sécurité nationale, de la défense et du renseignement de la Verkhovna Rada, sur la situation en Ukraine. (Assemblée nationale, 14 février 2024)

M. le président Thomas Gassilloud. Je souhaite la bienvenue aux nouveaux députés qui viennent de rejoindre notre commission, M. le ministre Olivier Dussopt et M. Denis Bénard, suppléant de Mme Marie Lebec.

Une audition exceptionnelle nous réunit pour recevoir en visioconférence M. Alexandre Zavitnevych, président de la commission de la sécurité nationale, de la défense et du renseignement de la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien. Il est accompagné de ses collègues Yehor Cherniev, vice-président, et de Mme Olena Khomenko, membre de la même commission. Je salue également la présence à mes côtés de M. Vadym Omelchenko, ambassadeur d’Ukraine en France.

Depuis près de deux ans, l’Ukraine affronte l’agression russe avec une bravoure remarquable. Ce n’est pas uniquement une armée qui se bat contre un ennemi mais tout un peuple qui défend sa liberté. Nous leur rendons hommage, et je réitère solennellement le soutien que l’Assemblée nationale française a témoigné à l’Ukraine depuis l’agression du 24 février 2022. Nous soutenons l’aide que notre Gouvernement apporte au vôtre et à votre peuple dans votre légitime et courageux combat.

Nos parlements sont intimement liés. Après la visite en Ukraine de la présidente Yaël Braun-Pivet en septembre 2022, nous avons reçu le président Rouslan Stefanchouk en janvier 2023. Cette collaboration se poursuit et, en mars, une délégation parlementaire conduite par notre présidente se rendra sans doute à nouveau en Ukraine. Dans notre commission, nous savons pouvoir compter sur la députée Anne Genetet, dont la circonscription des Français établis hors de France comprend l’Ukraine, pour faire vivre nos échanges.

Mon cher collègue, nous attendons de vous des précisions sur la situation sur le terrain. Le front semble gelé, les deux armées retranchées derrière leur ligne de défense. Faut-il considérer que désormais toute offensive sera plus difficile où avez-vous encore l’espoir de percer les lignes russes ? À ce sujet, je vous félicite du beau succès obtenu cette nuit par les forces ukrainiennes, qui ont coulé un grand navire russe de transport de troupes.

Depuis le déclenchement de la guerre, l’Union européenne et la France sont au côté de l’Ukraine, comme en témoignent un soutien financier massif, les sanctions économiques et politiques imposées à la Russie, la livraison d’armes et de munitions, l’entraînement de l’armée ukrainienne. Le récent rapport d’information déposé en conclusion des travaux sur le bilan du soutien militaire de la France à l’Ukraine établi par nos collègues Lionel Royer-Perreaut et Christophe Naegelen chiffre l’aide française à 3,4 milliards d’euros, un montant comparable à celui de l’aide allemande. Quel jugement portez-vous sur ce soutien ?

Enfin, le projet de loi récemment adopté en première lecture par la Rada qui prévoit d’abaisser l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans et de simplifier la conscription a suscité de nombreux débats au sein de la Rada et de la société. Quels sont les enjeux de ce texte ? Plus généralement, quel est selon vous l’état de la population ukrainienne après deux ans de guerre ?

M. Alexandre Zavitnevych, président de la commission de la sécurité nationale, de la défense et du renseignement de la Verkhovna Rada (en visioconférence. Interprétation). Gloire à l’Ukraine ! Je vous salue tous, chers collègues, et je vous remercie, Monsieur le président, d’avoir mentionné le succès obtenu cette nuit grâce au mérite de nos militaires. Chaque réussite renforce notre lutte en contribuant à la grande victoire.

Selon l’unité de commandement de Tavriya, nous avons subi au cours des dernières 24 heures 159 bombardements de l’aviation russe. Du côté d’Avdiïvka, plus de cinquante bombes guidées sont tombées et 160 salves de missiles ont été tirées. Villages, bourgs et villes sont ciblés par des tirs incessants si bien que, malheureusement, il y a des blessés civils. Il y a quelques jours, les tirs de l’ennemi ont causé des blessés et des morts, enfants et adultes, à Kharkiv ; c’est un acte terroriste. La majorité des cibles visées ne sont pas des cibles militaires mais bien des infrastructures civiles, énergétiques ou autres. Des frappes aériennes ont été dirigées contre des localités de la région de Kharkiv, Louhansk, Donetsk, et même à Novomikhaïlovka et Konstantinivka, qui se trouvent à des kilomètres de la ligne de front. De même, les régions de Zaporijjia, Kherson et Krynky subissent des attaques mais nous tenons bon. Plus d’une centaine de localités subissent des tirs d’artillerie, dans la direction de Mykolaïv notamment. Tous les jours, l’ennemi envoie des tirs nourris le long de la ligne de front, dont je rappelle qu’elle dépasse le millier de kilomètres. Dans la direction de Siversk, l’ennemi campe le long de la frontière, se livre à des missions de subversion et a miné toute la ligne de front. À Koupiansk, il n’y a pas eu d’attaques intenses au cours des 24 dernières heures. À Donetsk et Louhansk, nous tenons nos positions.

Il en va de même à Avdiïvka, petite commune de 30 000 habitants et de 10 km², qui essuie des bombardements aériens quotidiens et où nos militaires ont repoussé vingt attaques ennemies au cours des dernières heures. Maintenant, l’ennemi s’active du côté de Marïvka, S’appuyant sur ses forces aériennes, il a tenté vingt-sept fois d’améliorer sa position à l’est de de Tokmak et du côté de Zaporijjia. Nous tenons aussi nos positions du côté d’Odessa et de Kherson ; malgré ses pertes, l’ennemi a essayé d’accélérer son mouvement au cours des dernières heures mais ses attaques ont échoué. Onze de nos districts militaires ont essuyé des tirs de missiles.

Enfin, ces dernières semaines, l’ennemi a renforcé ses attaques en brouillant les communications.

Voilà en quelques mots le tableau de la situation sur la ligne de front.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour ces précisions. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Au nom du groupe Renaissance, je vous remercie de permettre cette discussion. Depuis bientôt deux ans, l’Ukraine fait face à l’invasion brutale et illégale de la Fédération de Russie, des combats acharnés se déroulent et les pertes militaires et civiles sont très lourdes. J’exprime notre solidarité et notre soutien au peuple ukrainien qui fait preuve d’un courage exemplaire face à l’agression russe. Dans sa très grande majorité, la population française soutient l’Ukraine.

La France a fourni à votre pays des systèmes d’armes performants : systèmes de défense aérienne, moyens d’artillerie tels les canons Caesar, les blindés légers AMX 10 RC et des missiles Scalp. Le soutien de notre pays se traduit aussi par la formation et par la maintenance des capacités opérationnelles de ces matériels. Malheureusement, le stock des armées alliées est limité. La production de munitions monte en cadence mais nous devons encore l’accélérer. Alors que des incertitudes planent sur la position des États-Unis, l’Europe doit plus que jamais s’unir, déployer une stratégie commune et augmenter ses capacités propres. Dans ce contexte, la France pilotera « la coalition artillerie » qui vise à mieux structurer l’aide des nations alliées à l’Ukraine dans un conflit où l’artillerie tient un rôle critique.

Alors qu’approchent les dates anniversaires du déclenchement de ce conflit et de l’invasion de la Crimée et la date de l’élection présidentielle en Russie, redoutez-vous l’intensification des offensives russes au début du printemps ou, au contraire, une accalmie ? Quels types d’armement vous paraissent pouvoir modifier le rapport de forces sur le théâtre d’opérations ? Qu’attendez-vous du soutien de la France et de ses partenaires européens ?

M. le président Thomas Gassilloud. En attendant qu’une connexion satisfaisante s’établisse avec M. Yehor Cherniev qui répondra à cette question, le président Zavitnevych va nous dire un mot sur le projet de loi sur la mobilisation en cours d’examen par la Rada.

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Ce projet de loi est d’une extrême importance. Nous n’étions pas préparés à devoir appliquer la loi martiale, et la procédure de conscription héritée de l’ère soviétique crée de sérieuses difficultés. Elle n’a pas été informatisée, comme il l’aurait fallu, si bien que la base de données numériques qui permettrait le recensement centralisé de tous ceux qui pourraient être mobilisés nous fait défaut. Cette procédure doit être simplifiée.

Aussi le cabinet du ministre de la défense, main dans la main avec les militaires, a-t-il proposé un nouveau dispositif qui améliore la situation mais qui est encore imparfait. Un certain nombre de nos parlementaires s’inquiètent des conséquences que le texte pourrait avoir pour certaines catégories de la population, tels les chercheurs et universitaires ou les membres de familles comptant des personnes handicapées. Nous sommes en train de retravailler le projet de loi, à huis clos car il soulève des questions extrêmement sensibles. Hier, 311 amendements avaient déjà été déposés. Les débats se poursuivent dans les commissions concernées

M. Yehor Cherniev, vice-président de la commission de la sécurité nationale, de la défense et du renseignement de la Rada d’Ukraine (en visioconférence. Interprétation). Chers collègues, je vous salue et je remercie infiniment la France pour toute l’aide politique, économique et militaire qu’elle nous a accordée dès les premières heures de l’agression que nous subissons. Je suis en ce moment même sur la ligne de front, où la situation est difficile car nous manquons d’armements et de munitions. Malgré cela, nous essayons de tenir bon.

Pour compléter les propos du président Zavitnevych, le projet de loi sur la mobilisation actuellement en débat est un texte nécessaire pour nos militaires. Étant donné les pertes que nous avons essuyées, nous devons nous mettre en condition de mener les combats, les missions et les opérations en 2024. En numérisant la procédure de mobilisation, nous pourrons l’améliorer, notamment en enrôlant divers spécialistes dont les compétences seraient utiles sur le front. Nous nous efforçons actuellement de rendre le dispositif proposé un peu plus confortable, si l’on peut dire, en tenant compte des compétences spécifiques des futurs appelés puisque, cela va sans dire, il faut servir sa patrie. Il y a un an, nous rencontrions certaines difficultés que nous sommes désormais en mesure de surmonter pour permettre à tous ceux qui sont mobilisés de mieux se projeter dans le temps. Nous souhaitons rendre la conscription plus juste et plus équilibrée, et aussi, cela vous a été dit, tenir compte des spécificités de certaines catégories de population. Il nous faut renflouer nos unités sans compromettre le financement des forces armées. On ne peut anticiper davantage la teneur du texte définitif puisque la deuxième lecture est encore à venir, mais j’espère qu’il sera équilibré.

M. José Gonzalez (RN). Monsieur le président Zavitnevych, votre prise de parole au plus près des combats illustre le courage et la détermination du peuple ukrainien que vous représentez. Je rappelle le soutien sans faille de mon groupe politique, comme de l’ensemble des groupes politiques ici présents, au peuple ukrainien agressé sur son sol. Toute l’Europe est concernée et nous sommes à vos côtés. La situation en Ukraine semble avoir évolué sous l’impulsion des décisions du chef de l’État, Volodymyr Zelensky, avec le changement à la tête du commandement des armées ukrainiennes et le projet de loi de mobilisation générale en discussion ; l’abaissement à 25 ans de l’âge plancher pour l’enrôlement permettra à terme de mobiliser 500 000 nouveaux soldats sur le front.

Du point de vue capacitaire, alors que les dirigeants politiques américains semblent divisés sur l’aide apportée à l’Ukraine à un moment pourtant charnière, la France a annoncé le mois dernier la livraison de 78 canons Caesar et la hausse à 3 000 pièces par mois de la production d’obus pour venir en aide au peuple ukrainien. Cependant, les défis se multiplient. Les Russes, affaiblis en mer Noire, intensifient leur pression aérienne par l’utilisation massive de drones iraniens Shahed-136 qui seront bientôt remplacés par des Shahed-238 à la technologie plus avancée. La France livre aujourd’hui des systèmes de défense sol-air pour y faire face, des chars, des véhicules terrestres, des camions, des équipements individuels, des missiles antichars et des lance-roquettes. Quels sont les besoins prioritaires en Ukraine ? Quel regard portez sur l’aide française ? Comment faire face aux nouveaux défis technologiques dans une guerre dont on n’entrevoit malheureusement pas la fin rapide ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). L’ennemi est effectivement affaibli en mer Noire et dans plusieurs directions sur une grande partie du front, mais il est compliqué de maintenir des combats actifs sur l’ensemble de cette ligne. Il faut non seulement déplacer des soldats d’un point A vers un point B mais aussi des armes et des munitions. Bien sûr, la guerre est aussi une guerre technologique et de ressources. La Russie dispose évidemment de beaucoup plus de ressources que nous, mais nous pouvons malgré tout atteindre les cibles ennemies à 30, voire 50 kilomètres au loin. Il est essentiel de livrer aussi des batailles à très longue distance pour couper les lignes de livraison russes.

La Russie développe en effet l’utilisation de nouveaux drones mais nous ne resterons pas sans rien faire. Nous développons de nouveaux systèmes ; des scientifiques et des industriels y travaillent sans relâche et une nouvelle dynamique s’est créée. On peut combattre ces drones avec des missiles aussi rapides que des avions, qui se déplacent à 900 kilomètres-heure, ou avec des systèmes de défense anti-aérienne simples, d’une part ceux qui ont été livrés par nos partenaires, d’autre part ceux que nous avons mis au point assez vite à partir d’armements existants : des systèmes d’artillerie placés sur des pick-up. Nous disposons maintenant d’applications numériques, ce qui nous facilite beaucoup la tâche, et nous avons réussi à en fabriquer plus d’un millier en un très court laps de temps. Ces dispositifs de défense sont installés et dans les régions distantes du front et près du front. Mais nous devons encore renforcer encore notre défense anti-aérienne par des missiles de longue portée et par le renseignement. Certaines missions d’attaques volent assez bas, et il est compliqué de les repérer. Je suppose aussi que si nous disposions d’un seul système anti-drones les militaires mettraient plus facilement ces attaques en échec.

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). Je vous remercie, au nom du groupe parlementaire de La France insoumise, pour votre présence et je réitère le soutien de mon groupe face à l’agression que subit votre pays. La situation est grave ; toute la force de l’édifice du droit international est en jeu. Face à cette guerre d’agression contraire à la Charte des Nations unies, nous rappelons notre attachement ferme à l’intangibilité des frontières et au respect des droits humains, hélas quotidiennement bafoués par la Russie. La guerre a notamment conduit au déplacement interne de près de 6,5 millions d’Ukrainiens et au départ de près de 400 000 personnes. Nous déplorons également l’enlèvement ignoble de milliers d’enfants emmenés de force vers le territoire russe.

Pour toutes ces raisons, la France, puissance fondatrice de l’ONU et membre permanent du Conseil de sécurité, doit soutenir l’Ukraine, tout en travaillant parallèlement à une sortie de ce conflit, aussi lointaine qu’elle puisse paraître, et ce en dehors de la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, à laquelle notre groupe est formellement opposé compte tenu de ses potentiels effets déstabilisateurs au sein de l’Union. Toutefois, la France peut ouvrir la voie à la sécurisation des infrastructures civiles et à la protection de la population. C’est pourquoi, comme l’a fait votre Parlement, notre groupe s’est prononcé en mars 2022 en faveur du déploiement de Casques bleus onusiens autour de la centrale de Zaporijjia.

La France peut-elle contribuer à sécuriser les infrastructures civiles, notamment en prenant sa part au déminage de certaines zones ? Nous fournissons déjà des soins médicaux aux blessés ukrainiens ; comment pourrions-nous intensifier cette aide ? Enfin, comment prenez-vous en charge les blessés souffrant de traumatismes psychiques, notamment les plus jeunes ? Comment envisagez-vous leur réintégration dans la société ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Il y a deux ans déjà, un protocole de soutien psychologique a été mis en œuvre pour les militaires dans des centres régionaux et de district situés dans les grandes villes près du front. Ce protocole de soins de deux semaines, conçu en collaboration avec des psychologues européens, américains et israéliens, est appliqué dans les hôpitaux militaires et peut l’être aussi dans les hôpitaux civils des petites villes. Il est également prévu d’octroyer aux combattants le statut de vétéran qui leur donnera droit à un soutien psychologique ; le « pack vétéran » comprendra une carte de transport pour se rendre aux lieux de soins. Nous testerons ce dispositif dans des petites villes ou dans des cabinets médicaux de manière qu’un militaire rentré du front ne soit pas contraint de se rendre dans un hôpital mais qu’il puisse être pris en charge dans un rayon de dix kilomètres autour de son lieu de résidence. L’épouse du président de la République, Mme Olena Zelenska, est très active dans ce domaine. Mais tous les militaires ne souhaitent pas suivre un protocole de soins psychologiques ; certains préfèrent tenter de s’en sortir seuls avec l’aide de leur famille ; nous poursuivons nos efforts visant à les convaincre de l’utilité du protocole de soins.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Je vous remercie pour vos propos liminaires qui nous éclairent sur la situation de votre pays. Notre groupe politique vous soutient et soutient votre peuple ; la guerre est en Europe et cela nous effraie. Vous souhaitez, par le nouveau projet de loi relatif à la mobilisation, permettre le recrutement de 500 000 nouveaux combattants pour lutter contre l’armée russe. C’est une bonne idée mais nous comprenons aussi la difficulté que cela présente pour votre Parlement et votre peuple d’envoyer sa jeunesse au combat.

Vous avez reçu de la France plusieurs matériels techniques, des envois que nous avons toujours soutenus. Quel est à ce stade l’état de votre propre industrie ? Avez-vous réussi à sauvegarder des sites de production d’armes ? Réussissez-vous à les reconstruire ? Avez-vous encore des capacités de production pour vous défendre ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Depuis deux ans d’une guerre à grande échelle, plus de 150 frappes ont visé des sites industriels ukrainiens. Certains sont détruits à 50 %, ceux qui sont près de la ligne de front à 80 %. Nous sommes reconnaissants à notre armée et à nos industries publiques et privées qui continuent de travailler en dépit de ces pertes et de la grave détérioration des conditions de travail ; tous ceux qui s’activent ainsi savent qu’ils contribuent à notre victoire qui, sans eux, sera impossible. Toutes les usines qui ne sont pas dans des territoires occupés travaillent pour le ministère de la défense, à la réparation des matériels militaires et à la fabrication de nouveaux armements. La difficulté n’est pas d’ordre technique. Nous nous heurtons à un autre problème : la conception de certains armements est prête mais nous n’avons pas le budget indispensable pour les fabriquer, non plus que des munitions en nombre suffisant, alors même que nos usines peuvent produire plus. C’est pourquoi nous en appelons à nos partenaires, avec l’espoir de parvenir à une nouvelle organisation dans laquelle les armements et les munitions, y compris des armes que nous ne produisions pas avant le déclenchement de la guerre, seraient produits chez nous. Ce n’est pas l’expertise technique qui nous fait défaut mais le financement de ces productions.

Mme Olena Khomenko, membre de la commission de la défense et de la sécurité de la Rada d’Ukraine (en visioconférence. Interprétation). Je prends la parole pour souligner l’impérieuse nécessité de soutenir notre branche de défense.

La guerre que nous subissons montre que la souveraineté européenne dépend beaucoup de la stabilité en Ukraine et en mer Noire ; on le constate à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse des exportations de titane et d’autres métaux ou de la stabilité du flux migratoire. D’autre part, la guerre permet à la France et aux autres pays de l’Union européenne d’améliorer leurs productions dans le secteur de la défense. Notre très importante main-d’œuvre qualifiée est apte à étudier les armes de nos partenaires et nos propres armes, et à tirer les conclusions nécessaires de leur utilisation massive pour définir très vite ce qu’il faut corriger et développer.

La Rada d’Ukraine souhaite améliorer la sécurité nationale et régionale. Pour cela, l’Ukraine doit rattraper le niveau de ses alliés dans certaines technologies, s’accorder avec eux sur le niveau de régulation et disposer des capitaux nécessaires pour moderniser sa base industrielle et technologique de défense (BITD) malgré la guerre. Différents mécanismes européens peuvent être utilisés à cette fin, par exemple le Fonds européen de défense. Cet outil de financement soutient des recherches multinationales et des programmes de production, et des sociétés ukrainiennes ont déjà proposé de mener des projets conjoints avec des industriels français dans ce cadre. Mais nous observons un manque des recommandations stratégiques sur la manière dont notre industrie pourrait se positionner dans cette collaboration qui bénéficierait à toute l’Union européenne.

Pour faire progresser la défense européenne commune, il est essentiel de comprendre quelles sont les possibilités respectives. Et, parce que l’Ukraine souhaite rejoindre l’Union européenne, nous devrions harmoniser notre droit à la législation européenne en ce domaine. Il serait donc souhaitable que des représentants de l’Ukraine participent, peut-être en qualité d’observateurs, à la Revue annuelle coordonnée sur la défense qu’établit l’Agence européenne de la défense.

Nous pourrions aussi définir l’organisation de la défense commune et la collaboration industrielle entre l’Ukraine et l’Union européenne, par exemple pour la régulation des achats, domaine dans lequel l’expérience française est très importante pour nous, de même que ce qui concerne la propriété intellectuelle ainsi que la gestion et la planification des moyens de défense, en mettant l’accent sur un environnement plus favorable pour l’industrie. Sur le plan pratique, nous pouvons proposer une collaboration entre les institutions européennes compétentes et le Parlement et le ministère de la défense ukrainiens.

L’Union européenne s’est dotée d’un autre dispositif, la Facilité européenne pour la paix (Fep), et nous apprécions à leur juste mesure les efforts déployés dans ce cadre en faveur de l’Ukraine : il est question de mobiliser cet instrument à hauteur de 20 milliards d’euros. Nous sommes reconnaissants à l’Union européenne de ce soutien, mais une coordination parfaite est vitale pour que le financement prévu permette un approvisionnement accessible et stable des équipements. Pour rendre le dispositif plus efficace encore, il faut inclure un volet « achat des équipements » et des contrats pluriannuels, car pour les pièces détachées et les munitions, il est extrêmement important de disposer de prévisions fiables.

Quant au « Fonds spécial » annoncé par le Président de la République française, il n’est pas pleinement mobilisé parce que la procédure prévoit que l’Ukraine doit avancer les fonds nécessaires aux acquisitions puis se faire rembourser. Étant donné les délais allongés de remboursement, les contrats d’approvisionnement en équipements à conclure avec les services du ministère de la défense patinent. D’autre part, ce ministère n’est pas la seule autorité adjudicatrice en ces matières : le sont aussi le service de sécurité, la Garde nationale et d’autres entités. Il semblerait donc judicieux d’élargir l’accès à ce fonds de soutien à chacune d’entre elles, et aussi de donner la possibilité à tous les acheteurs, par exemple les entreprises françaises qui entrent dans ce dispositif, l’accès à un remboursement. Il serait également intéressant de rendre d’autres équipements que les munitions éligibles au remboursement dans le cadre de ce fonds de soutien.

Peut-être peut-on aussi mobiliser d’autres dispositifs de soutien financier européens ou nationaux ; nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler. Actuellement, notre pays est très dépendant de votre appui, que nous apprécions grandement. Mais sachez que l’Ukraine souhaite être autonome et auto-suffisante et pour cela développer davantage ses propres capacités de production d’armement et ses propres capacités de défense. Aussi, votre expérience et les échanges avec vous sont-ils primordiaux pour nous.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Au nom de mon groupe, j’exprime toute notre solidarité à l’Ukraine ; nous sommes conscients que la sécurité de votre pays et celle de l’Union européenne sont intimement liées. En lançant leur offensive, en février 2022, les Russes avaient aussi lancé de nombreuses cyber-attaques visant à déstabiliser les systèmes de communication et le fonctionnement des institutions publiques et privées ukrainiennes. Selon le général Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense française, 350 cyber-attaques ont été recensées au cours des deux premiers mois de conflit, dont 40 % visaient des infrastructures critiques. Dans cette cyberguerre sans précédent dans l’histoire des conflits armés, vous avez fait preuve d’une incroyable résilience en empêchant le « cyber Pearl Harbour » tant espéré par les Russes. Habitués au cyber-attaques russes depuis 2014, vous avez développé un savoir cybernétique magistral. Deux ans après le début de l’invasion, quelle place les cyber-attaques occupent-elles encore dans les opérations russes et ukrainiennes ? Comment l’Ukraine renforce-t-elle la sécurité de ses systèmes d’information civils et militaires pour réduire au maximum les risques de paralysie ? Vous vous êtes dotés d’une agence nationale similaire à notre Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information pour superviser le déploiement de la stratégie cybernétique. Des partenariats avec des pays européens sont-ils envisageables dans ce cadre ?

M. Yehor Cherniev (en visioconférence. Interprétation). Nous avons eu de très mauvaises expériences avec notre voisin, la Fédération de Russie. À partir du début de la guerre de 2014, nous avons essuyé de sa part des milliers de cyber-attaques à tous les niveaux. Une agence publique est chargée de la création et du développement de la protection cybernétique nationale pour protéger nos structures critiques contre toutes sortes d’attaques de guerre électronique par des ennemis qui recherchent la plus infime vulnérabilité. Pour 90 % d’entre elles, ces attaques sont commises contre des entités privées, notamment les opérateurs de télécommunications. Mais nous réussissons, en général, à redémarrer les systèmes affectés. Dans l’ensemble, nos infrastructures critiques – notre système bancaire par exemple –, sont assez bien protégées et les tentatives de la Fédération de Russie de saper leur protection sont plutôt vouées à l’échec. Il faut dire que, dès les premiers jours de cette agression, nous avons mobilisé les meilleurs spécialistes des entreprises privées pour constituer une « armée cyber ». Inversement, vous avez peut-être constaté que les Russes déplorent des cyber-attaques contre leurs propres systèmes, parce que nous ripostons. Nos ressources sont grandement mobilisées, mais la question reste ouverte de savoir comment protéger efficacement nos entités les plus critiques des cyber-attaques. Nous collaborons à cette fin avec le Centre d’excellence de cyberdéfense coopérative de Tallinn.

M. Xavier Batut (HOR). Au nom du groupe Horizons et apparentés, je vous remercie pour vos propos liminaires et vous dis le soutien et la solidarité de notre groupe au peuple ukrainien. Les récentes déclarations du candidat Trump aux élections américaines sont inquiétantes pour l’avenir de l’Otan et l’équilibre des forces dans le monde. Elles laissent présager, au cas où il accéderait à la présidence, la prévalence de la doctrine isolationniste aux États-Unis. Ces déclarations rendent incertain le financement de l’aide américaine à l’Ukraine, aide cruciale pour l’effort de guerre en cours, puisque le versement des 61 milliards de dollars en jeu doit encore être approuvé par les parlementaires. Comment l’Ukraine anticipe-t-elle une possible victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle ? Comment évaluez-vous les conséquences de l’éventuelle perte du soutien américain ? Estimez-vous les financements européens suffisants pour garantir la pérennité de l’effort de guerre ou jugez-vous qu’ils devraient augmenter pour compenser l’éventuelle diminution du soutien d’outre-Atlantique ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Nous cherchons déjà des entités prêtes à compenser cette éventuelle perte de soutien. Je me suis rendu l’année dernière aux États-Unis, où j’ai rencontré des collègues sénateurs. Il avait été convenu que le soutien promis serait débloqué en décembre 2023 ou au début de janvier 2024. Maintenant le temps presse, nous sommes bloqués et tous nos yeux sont rivés vers les États-Unis dont nous attendions cet appui. Perdre ce soutien en armement et financier serait douloureux, car il nous est vital. Sur le plan budgétaire, nous pouvons encore tenir à flot et riposter pendant un ou deux mois, mais pas plus longtemps.

M. Yehor Cherniev (en visioconférence. Interprétation). Il faut tenir compte, d’une part, que la campagne présidentielle bat son plein aux États-Unis – et rien ne dit ce que fera effectivement le candidat vainqueur –, d’autre part que c’est des États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, que l’Ukraine a reçu son premier soutien financier en 2014, quand personne ne nous fournissait d’armements. Mais, oui, la rhétorique de M. Trump nous effraye, et faire perdre l’Ukraine signifie faire perdre le monde et en tout cas l’Europe. Bien des valeurs sont en jeu, et je suis persuadé que le système d’équilibre des pouvoirs (checks and balances) américain empêchera l’arrivée au pouvoir de quelqu’un comme Trump. Nous déplorons l’important retard du déblocage du soutien américain et nous sommes à la recherche d’autres soutiens provenant de l’Union européenne, du Japon et des autres démocraties stables.

Quoi qu’il en soit, l’heure est au renforcement des capacités de défense de l’Union européenne, car si la puissante BITD des États-Unis leur permet de faire face à une éventuelle guerre de haute intensité, ce n’est hélas pas le cas des autres pays. Nous manquons de tout, nous le voyons : obus, artillerie… Or, l’attaque dont l’Ukraine est victime la dépasse : pas plus tard qu’hier, la Russie n’a-t-elle pas émis des « avis de recherche » contre plusieurs dirigeants des pays baltes, dont Mme Kaja Kallasla, Première ministre d’Estonie, décrétant qu’elle devrait être arrêtée ? Nous devons nous protéger en anticipant les pires scénarios, dont j’espère qu’ils ne se réaliseront pas. J’espère aussi que les États-Unis se rendront compte de ce qui est en jeu, que les clivages seront dépassés et que nous resterons unis.

M. Vadym Omelchenko, ambassadeur d’Ukraine en France (interprétation). Hier, le ministre des affaires étrangères français a indiqué que la France étudie la proposition avancée, justement, par Mme la Première ministre d’Estonie visant à créer un fonds de soutien à l’Ukraine doté de 100 milliards d’euros. La France peut s’impliquer dans cet important dispositif, d’autant qu’une partie de ces fonds peut aller à la BITD française.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). L’Ukraine a évidemment le plein soutien des écologistes. Nous avons toujours plaidé en faveur d’une défense européenne. Nous nous méfiions de Vladimir Poutine bien avant 2014, nous avons conscience que ce qui se joue en Ukraine dépasse de très loin le sort de la seule population ukrainienne et qu’en défendant votre pays vous défendez l’Europe entière. Les dictatures – la Russie, l’Iran, la Corée du Nord – sont très soudées ; les démocraties doivent l’être tout autant. Je vais d’ailleurs proposer au groupe d’amitié France-Ukraine un projet de résolution tendant à ce que les 300 milliards de dollars d’avoirs russes gelés en Europe soit affectés au soutien à l’Ukraine et à sa reconstruction.

En septembre dernier, alors que le groupe d’amitié France-Ukraine était en mission à Kiev, l’état-major ukrainien nous avait demandé la livraison de Mirage 2000-D. Cette demande vaut-elle toujours ou vous est-il plus utile, par souci de synergie, de disposer d’une flotte de F-16 plus étendue ?

Disposez-vous d’éléments confirmant que Starlink équipe les Russes sur le front ? Si c’est le cas, la France devrait-elle intervenir pour demander que cela cesse ? Selon certaines sources, la société STMicroelectronics aurait livré à la Russie, en violation de l’embargo, des biens à double usage, notamment des composants de missiles de croisière. Le ministre chargé de ces questions n’a pas répondu à nos questions à ce sujet. Ce serait un scandale absolu que ces exportations perdurent, bafouant et affaiblissant l’effort de guerre ukrainien et le soutien français et européen. Disposez-vous d’éléments confirmant ces très graves accusations à l’encontre de STMicroelectronics ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Nous avons, bien sûr, besoin de nouveaux avions de chasse. Mais chaque type d’avion demande une plate-forme complexe et suppose que l’on forme et des pilotes et des spécialistes qui travailleront à la maintenance de ces aéronefs. Des négociations sont en cours que je ne commenterai pas plus avant, nous nous attendons à recevoir des F16 ; le pays s’oriente vers cette solution et prépare les infrastructures nécessaires. Si nos forces aériennes disposaient de la plate-forme indispensable pour des Mirage français ou des Gripen suédois, avec tout ce que cela implique en matière de maintenance et d’ingénierie, elles utiliseraient aussi ces avions, bien sûr.

Nous avons des exemples de livraison de composants Starlink à double usage à la Russie. Le contournement des sanctions n’est pas nouveau, on le voit pour les missiles et pour les drones. En 2022 et en 2023 déjà, nous avons adressé à nos partenaires des listes de composants électroniques utilisés dans des systèmes d’armements russes. Ainsi, lors d’une visite au Bundestag, nous avons fourni une liste de 100 pages de composants électroniques fabriqués par des sociétés allemandes et utilisés dans des armements russes. Des composants électroniques américains et européens sont importés en Russie par des tiers parce qu’il est très difficile de vérifier l’application de la politique de sanctions. En d’autres termes, décider des sanctions ne suffit pas, il faut travailler davantage à leur application effective dans la durée et imposer des sanctions secondaires aux pays tiers pour empêcher la Russie de continuer à contourner l’embargo pour se faire livrer des composants électroniques à double usage.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions individuelles des députés.

Mme Anne Genetet (RE). En juin 2023, j’ai visité un centre de rééducation à Lviv. À ce moment déjà, l’Ukraine comptait 20 000 soldats amputés par faits de guerre, dont l’état exigeait plus de 60 000 prothèses, certaines devant être remplacées. Je salue l’admirable courage de ceux de ces soldats qui, une fois appareillés, repartent au front. Cette conséquence du conflit a aussi un coût considérable. Dans ce domaine également, je pense que la France peut aider à la reconstruction de l’Ukraine en contribuant à la reconstruction physique et psychologique de ses soldats.

Je suis fière du soutien de l’Union européenne à l’Ukraine et je souhaite ardemment qu’il aille beaucoup plus loin, singulièrement dans la perspective des élections américaines. Ne nous y trompons pas : quelle que soit l’issue de cette élection, nous, Européens, sommes face à nos responsabilités et devons plus que jamais renforcer notre propre capacité à nous défendre, certes avec nos alliés, y compris les Américains. La menace russe va perdurer à nos frontières et ce n’est pas seulement l’issue du conflit ukrainien qui nous mettra à l’abri. Je salue donc la proposition du commissaire européen Thierry Breton tendant à créer un fonds européen de 100 milliards d’euros pour la défense européenne. Elle témoigne de l’urgence à aller plus loin, plus fort, plus vite.

Qu’attendez-vous vous précisément du sommet de l’Otan qui se tiendra en juillet à Washington ? Lors du précédent sommet, à Vilnius, il avait été demandé aux alliés de signer des accords de sécurité bilatéraux avec l’Ukraine, ce qu’a fait le Royaume-Uni. Quelles sont les perspectives de signature d’un tel accord avec la France et qu’en attendez-vous ?

M. Yehor Cherniev (en visioconférence. Interprétation). L’année dernière, le sommet de Vilnius a pris des décisions tendant à l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan à terme ; dans cette optique, nous devons nous attacher à atteindre les normes de l’Alliance atlantique et nous pourrons, à Washington, montrer les progrès accomplis. Du prochain sommet de l’Otan, nous attendons un nouveau pas vers nous, une position plus nette quant à notre adhésion, une invitation politique qui n’enclencherait pas ipso facto le mécanisme d’adhésion mais qui nous donnerait une perspective d’intégration : la promesse que notre pays deviendrait membre de l’Otan après la guerre. Déjà, nous sommes de facto intégrés à l’Alliance atlantique en matière de renseignement et nous souhaitons une adhésion de jure la plus rapide possible.

L’accord bilatéral de sécurité que nous avons conclu avec le Royaume-Uni prévoit une aide militaire, la création de sociétés conjointes et l’octroi de licences nous permettant de produire nous-mêmes des matériels, une aide financière et l’application de la politique de sanctions. Nous travaillons avec tous les membres de l’Otan à la conclusion d’accords de ce type, de manière que chaque pays puisse nous venir en aide dans la mesure de ses moyens. Trois milliards de livres nous seront alloués tous les ans par le Royaume-Uni, qui a placé la barre très haut. En outre, il est prévu qu’en cas de nouvelle escalade du conflit, le Royaume-Uni nous fournira encore plus d’aide, pour démontrer à la Fédération de Russie qu’elle ne doit jamais réitérer l’erreur d’envahir un territoire souverain. Nous souhaitons la conclusion prochaine d’accords de ce type avec les États-Unis et avec les pays européens et non-européens.

M. Julien Rancoule (RN). À mon tour, je rends hommage au courage de la population ukrainienne ; nos pensées vont à votre peuple et à toutes les victimes innocentes de cette guerre dévastatrice. Pour vous aider à faire face à l’attaque de l’armée russe, la France et d’autres nations occidentales vous ont fourni des armes. Quel est le retour d’expérience concernant les matériels fournis, en particulier par la France, par exemple les canons Caesar et les radars GM200 de Thales ? Des difficultés ont-elles été rencontrées dans leur utilisation et des ajustements sont-ils nécessaires ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Les Caesar sont des équipements modernes puissants ; ils ont notamment contribué à la libération de l’Île des Serpents. Nous vous sommes très reconnaissants de nous avoir fourni ces véhicules qui peuvent rouler pendant plus de 700 kilomètres ; mais, comme tout véhicule, ils ont besoin de réparations et pour cela de pièces détachées. Je vous demande donc, Monsieur le président Gassilloud, si l’on peut accélérer au maximum la création de sociétés conjointes sur le territoire de l’Ukraine, qui disposeraient d’une petite réserve de pièces détachées. C’est vital, car en ce moment, de nombreux équipements reçus de nos partenaires sont immobilisés. Sur le fond, nous avons d’excellents retours des militaires sur les Caesar, notamment de la 55e brigade d’artillerie de Zaporijjia.

M. Yehor Cherniev (en visioconférence. Interprétation). J’ajoute que lorsque nous nous sommes rendus près de la ligne de front avec le sénateur Philippe Folliot, les militaires ont mentionné un autre problème : le fait que ces véhicules soient montés sur roues les empêche de passer partout en cas de conditions climatiques adverses. Quand, il y a beaucoup de boue, en automne et au printemps, l’avantage va aux véhicules à chenilles. Aucune difficulté particulière n’a été mentionnée au sujet des armes à longue portée ou des lunettes de vision nocturne, qui permettent de bien viser et d’atteindre les cibles désignées.

M. le président Thomas Gassilloud. Lors de la conception du canon Caesar, la question s’était posée de choisir roues ou chenilles. Priorité avait été donnée à la mobilité du véhicule, afin qu’il puisse se désengager avant même que ses tirs aient atteint leur cible, pour éviter les tirs de contre-batterie. Nous sommes conscients que chaque option présente des avantages et des inconvénients. Je savais que certains des Caesar qui vous ont été livrés sont actuellement hors service mais j’ignorais que c’était dans de telles proportions.

Mme Patricia Lemoine (RE). Je me félicite de cette audition qui témoigne des liens renforcés entre nos deux pays. La Rada a un rôle essentiel à jouer dans la conduite de la guerre puisqu’elle doit se prononcer sur des textes déterminants en tenant compte à la fois des aspirations de la société ukrainienne et des besoins exprimés par les armées et le gouvernement – et ils sont parfois difficiles à concilier, comme on le voit avec le projet de réforme de la mobilisation que vous examinez actuellement. Vous avez indiqué que votre pays n’était pas totalement préparé à cette guerre. Quelles initiatives votre commission a-t-elle dû prendre, tant sur le plan législatif que dans le contrôle de l’action du gouvernement, pour contribuer efficacement à la gestion du conflit ? Comment votre assemblée s’est-elle adaptée à la loi martiale pour poursuivre ses travaux après l’annulation des élections en octobre dernier ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). En disant que nous étions insuffisamment préparés à la guerre, je pensais à la législation en vigueur en 2022. La commission de la défense de la Rada d’Ukraine a compétence pour toutes les formations militaires, pas uniquement les forces armées. Dans ce cadre, nous travaillons selon les procédures habituelles à l’examen des textes dont nos militaires ont besoin. Il s’agit de combler les lacunes de notre corpus législatif, notamment pour ce qui concerne la mise en œuvre de la loi martiale ou le fonctionnement de l’état-major. L’expérience accumulée au cours des deux dernières années nous a conduits à adopter de nombreux textes permettant des ajustements et l’entrée en vigueur de nouvelles obligations.

M. Pierrick Berteloot (RN). La guerre d’agression menée par la Russie montre ses limites en mer Noire, où entre un tiers et la moitié de la flotte russe aurait été coulée. L’Ukraine a pu conserver une route maritime d’exportations de céréales, essentielle à son économie et aux nombreux pays qui ont besoin des productions ukrainiennes pour se nourrir. Bien que la Russie n’ait pas renouvelé l’accord commercial permettant de sécuriser ces exportations, des navires parviennent à contourner le blocus maritime russe, mais ils s’exposent au danger des mines. Le 11 janvier dernier, la Turquie, la Bulgarie et la Roumanie ont d’ailleurs créé une coalition pour lutter contre la prolifération des mines en mer Noire. Ces mines ne semblent pas pouvoir couler les navires marchands, notamment les plus gros, qui ont une double coque, mais elles peuvent entraîner de graves avaries et elles constituent un risque élevé pour les autres navires. Quelles mesures votre pays met-il en œuvre pour limiter ce risque ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Il faut déminer. Je vous sais gré d’évoquer la sécurité en mer Noire, où nous avons procédé à des campagnes de déminage. Il n’y avait pas de mines en grand nombre dans les zones maritimes où passent les navires céréaliers, mais parce que le courant fait dériver les mines, nos démineurs sont mobilisés en permanence en mer Noire, où ils travaillent jour et nuit pour écarter tout risque.

M. Yehor Cherniev (en visioconférence. Interprétation). En dépit de la menace permanente que la Russie fait planer sur les routes maritimes céréalières, nous avons réussi à assurer la navigation grâce aux systèmes d’armement embarqués, dont les missiles français Scalp. Nous avons aussi utilisé des drones maritimes pour cantonner les navires russes dans les ports et sommes ainsi parvenus à sécuriser les couloirs maritimes de navigation. C’est dire l’importance des réponses asymétriques : elles fonctionnent ! C’est la stratégie principale qui doit être déployée en utilisant des nouvelles technologies : des F16, des missiles à longue portée ou encore les systèmes mobiles de défense Patriot qui ont intercepté de nombreux engins, y compris l’avion de reconnaissance russe A-50. En utilisant les nouvelles technologies, nous pouvons faire une percée et l’emporter mais pour cela une réponse asymétrique est nécessaire, avec des missiles à longue portée. Ainsi pourrons-nous couper les routes d’approvisionnement russes en profondeur, des ponts et des postes de commandement. Vous aurez observé que bien que dépourvus de flotte maritime, ce que nous déplorons, nous avons réussi à couler les navires russes grâce, justement, à de nouvelles inventions telles que les drones.

Mme Caroline Colombier (RN). Il semble que le conflit est à un point clé dans le Donbass. Les combats se cristallisent dans la ville d’Avdiïvka vidée de ses habitants et où sont retranchés les combattants ukrainiens. La prise de la ville serait une victoire symbolique pour Vladimir Poutine à l’approche de l’élection présidentielle russe mais entraînerait-elle un renversement des équilibres sur le terrain ? Quel élément déterminant permettrait d’empêcher la prise de la ville ?

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). Je suis en contact permanent avec le commandant de la brigade positionnée à Avdiïvka, où sont en cours des combats de rue entre nos forces et les groupes ennemis. Les mouvements sont incessants et notre commandement prend grand soin de ne pas positionner les unités là où elles ne doivent pas se trouver, tout en gardant l’œil sur les pertes ennemies, qui sont colossales. Elles se comptent en milliers d’hommes et sont de huit à dix fois supérieures aux nôtres. On ne peut présager l’issue de ces combats acharnés. J’ai constaté de visu l’état de cette ville : il ne reste rien debout, au point qu’il est impossible de se cacher dans les rues, qui ne sont plus que des amas de gravats. Nous nous efforçons de suivre l’évolution de la situation.

M. Yehor Cherniev (en visioconférence. Interprétation). Là aussi, l’ennemi comptait sur un blitzkrieg mais il s’est heurté à notre défense. L’intensité des combats est telle que notre problème principal est le manque d’obus, dont nous avons besoin en permanence. Mais en dépit du manque de munitions et d’obus, nous tenons. Si nous pouvions compter sur un stock de munitions et d’obus à venir, cela nous permettrait de résister plus longtemps. Je vous remercie d’avance.

M. le président Thomas Gassilloud. J’en ai pris bonne note.

Mme Sabine Thillaye (Dem). J’admire la résilience de la société ukrainienne et j’aimerais savoir comment se renforce le lien entre l’armée et la nation. Qu’en était-il avant le déclenchement du conflit et qu’en est-il aujourd’hui ?

M. le président Thomas Gassilloud. En temps de guerre, l’armée c’est la nation, comme nous le montrent les Ukrainiens, et de ce fait le lien armée-nation se renforce. Mais peut-être nous direz-vous un mot de l’état d’esprit de la population ukrainienne après deux années de guerre.

M. Alexandre Zavitnevych (en visioconférence. Interprétation). La cohésion nationale est naturelle : les forces armées font partie de la nation et du peuple ukrainiens. Dès les premières heures suivant l’agression, tout le monde était mobilisé, chacun à son poste. L’unité entre le peuple et les forces armées est certaine.

Avant l’agression, chacun suivait son train-train quotidien. Lorsqu’elle a été lancée, nous nous sommes tous mobilisés instantanément, et avons laissé de côté tout le reste. Par exemple, les membres de notre commission se sont mis à travailler 24 heures sur 24. Nous avons commencé par appeler nos collègues du monde entier pour les mobiliser. Dans un premier temps, nos interlocuteurs étrangers étaient assez pessimistes ; beaucoup d’entre eux pensaient que l’Ukraine tomberait dans les trois jours. Mais nous avons résisté, nous résistons et nous résisterons jusqu’à la victoire, parce que nous n’avons pas d’alternative.

Pour conclure, je vous demande, Monsieur le président, de bien vouloir noter les chiffres que je vais vous donner. Au cours des dernières six semaines, nous avons reçu deux Scalp, dix bombes guidées ASM et cent paires de jumelles multifonctionnelles. Il est extrêmement important que nos BITD coopèrent pour les obus de calibres 105 et 155 millimètres. Nous avons besoin de poudre, de matières premières pour produire des explosifs. Au début de la guerre, nous manquions de tout, de ces matières premières en particulier. D’autre part, lorsque nous allons sur le front, les militaires nous font part de leurs besoins, qui sont parfois basiques : du caoutchouc, des roues, des pièces détachées, même les plus simples. Il faut lancer la production de ces petites choses et créer des sociétés conjointes pour fabriquer des systèmes anti-aériens. Enfin, il faut aider au développement de la BITD ukrainienne en prévoyant 10 milliards d’euros par an pour renforcer nos capacités de production.

Je vous remercie infiniment, chers collègues, et je remercie le peuple français. Je vous invite à vous rendre en Ukraine et vous propose de poursuivre nos échanges ultérieurement.

M. le président Thomas Gassilloud. Indépendamment de ce qui a été dit au sujet des Caesar, j’ai noté qu’au-delà de la livraison d’armements complets vous avez aussi besoin de pièces détachées et d’appui à votre BITD. Je me mettrai en relation avec vous à ce sujet dans les prochains jours par nos canaux de communications électroniques habituels.

Chers collègues, ce dialogue interparlementaire est important à divers titres : pour réaffirmer le soutien de la nation française en associant tous les groupes politiques ; parce que nous, députés, sommes directement connectés à la population, dont le soutien est fondamental pour gagner cette guerre ; parce que, en tant que députés, nous disposons de leviers d’action dans nos parlements, au sein de l’Union européenne et au sein de l’Otan.

Je vous remercie chaleureusement, chers collègues ukrainiens et vous, Monsieur l’ambassadeur, pour votre présence. Vous pouvez compter sur le soutien de la nation française. Dans un mois, une délégation de députés conduite par la présidente de l’Assemblée nationale se rendra en Ukraine. D’autre part, la rencontre imminente prévue entre nos présidents pourrait permettre de conclure un accord de sécurité bilatéral.

 

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