samedi 15 février 2025

La conquête franque

Notre historiographie, qui est essentiellement méditerranéenne, remarque inversement fort peu les transformations beaucoup plus graves qui affectaient le nord de la Gaule et qui y portaient au premier plan le peuple des Francs. Jusque vers le milieu du Ve siècle, leur intervention dans l’histoire de la Gaule avait revêtu deux aspects : une poussée locale vers l’ouest en Belgique et en Rhénanie, la fourniture de cadres d’une haute valeur aux armées romaines. Après 451, les Francs, et plus spécialement la tribu que gouvernent les rois mérovingiens, deviennent les principaux partenaires de l’armée de campagne de Gaule. Le plus souvent, ils sont ses auxiliaires : c’est ainsi que leur roi Childéric combat, au service des maîtres de la milice, Aegidius et Paul, contre les Wisigoths qui voulaient franchir la Loire ou contre les Saxons qui voulaient la remonter. Parfois ils sont ses adversaires : c’est ce qui se produisit sous le fils de Childéric, Clovis, à partir de 486.

Carte des peuples francs (IIIe siècle)
 
Le déroulement des faits est très mal connu. On entrevoit que Childéric mourut à Tournai en 481 (sa tombe y fut retrouvée par hasard en 1653), puis que Clovis, en l’an V de son règne, vainquit Syagrius, fils et successeur d’Aegidius, enleva son quartier général, qui était à Soissons, et étendit sans doute, par là même, sa domination jusqu’à la Loire. Ce qui restait de l’armée “romaine” dut passer à son service, et lui-même fixa bientôt à Paris le centre de son pouvoir. L’élimination des rois francs concurrents de sa dynastie lui causa probablement plus de soucis : Grégoire de Tours, au siècle suivant, a des récits pittoresques et cruels sur la liquidation de ceux qui avaient leurs bases à Cologne, à Cambrai et au Mans. Mais la chronologie de tous ces événements est très embrouillée, et leur succession même se laisse mal reconnaître. Plutôt que de se perdre dans ces controverses érudites, il vaut mieux réfléchir sur la portée des faits les mieux établis.
 
La conquête franque fut un phénomène d’un tout autre ordre que l’irruption des Barbares en 406. Pour l’essentiel, ce fut un mouvement de petite amplitude : la grande masse du peuple ne se transporta que d’une rive à l’autre du Rhin, sur quelques dizaines de lieues. Des habitats primitifs des Francs sur la Lippe ou la Lahti jusqu’à la pointe la plus avancée de leur pénétration compacte, sur le pas de Calais, il n’y a pas plus de 400 kilomètres à vol d’oiseau : la continuité ne fut jamais rompue entre le foyer où le peuple s’était formé, immédiatement à l’est du Rhin, et la Flandre, qui garde en conséquence l’héritage le plus direct du principal mouvement colonisateur.

Cette brève migration n’est toutefois qu’une face de l’expansion franque, l’autre étant représentée par la prise de possession des pays entre Somme et Loire au début du règne de Clovis. Ici non plus, il ne s’agit pas d’invasion à proprement parler, et il serait à peine exagéré de dire que les événements ressemblèrent plus à un coup d’Etat, comme celui accompli par Odoacre en Italie en 476, qu’à une vraie conquête. En effet, les Francs étaient déjà présents sur une bonne partie du territoire : on se rappelle que le père de Clovis, Childéric, avait tenu garnison sur la Loire vers 463-465 ; on retrouve, au temps de Clovis, un roitelet franc qui, dans des conditions sans doute voisines, opérait dans la région du Mans. L’élimination de Syagrius en 486, accomplie par des gens que l’on connaissait déjà bien dans le nord de la Gaule, fut sans doute ressentie par les civils comme la simple substitution d’un pouvoir militaire à un autre.

Un changement, toutefois, aurait pu choquer profondément l’opinion gauloise : en 486, Clovis était encore païen. Mais il comprit très vite quelle faiblesse c’était pour lui et choisit fort judicieusement de recevoir le baptême catholique, qui le plaçait, dans l’ordre religieux, du même côté que ses sujets. Ce fut à coup sûr le geste le plus politique du roi, celui qui décida le plus de l’avenir. Malheureusement, les circonstances et les causes nous échappent. Il paraît établi que le roi franc prit sa décision sous l’influence de sa femme Clotilde, une Burgonde catholique, lors d’une guerre contre les Alamans. Mais fut-ce en 496 ? en 498 ? ou en 506 ? Et fut-ce bien à Reims, des mains de saint Rémi, qu’il reçut le baptême ? On peut sans doute le croire, mais non le démontrer.

Quoi qu’il en soit, le ralliement de Clovis au catholicisme est un des événements décisifs de notre histoire nationale. En ne devenant pas arien, comme l’étaient alors tous les autres rois germains établis dans l’Empire, Clovis évita à la Gaule et aux Francs la longue période de ségrégation religieuse et nationale que connurent l’Italie gothique et lombarde, l’Espagne wisigothique, l’Afrique vandale. Qu’elle ait duré 10 ou 20 ans, la période où les conquérants francs et leurs sujets romains se trouvèrent séparés par une barrière religieuse fut trop courte pour avoir laissé des traces. Presque aussitôt les deux classes dirigeantes purent se rapprocher, en attendant de fusionner au siècle suivant. La Gaule, sans heurts, devint progressivement la France, alors que l’Espagne ne fut point une Gothie. Le simple changement de nom mesure l’originalité des relations que nouèrent chez nous Germains et autochtones.

Roi d’un peuple dont le centre de gravité se trouvait entre Tournai et Cologne, Clovis n’avait probablement pas, au départ, projeté de reconstituer au profit de son peuple l’unité de la Gaule. Une grande partie des entreprises de son règne furent dirigées non vers le sud, mais vers l’est, pour soumettre les autres tribus franques et les Thuringiens (compatriotes de sa mère) et pour contenir la poussée des Alamans. Ses fils encore mèneront, au VIe siècle, une politique extérieure germanique autant que gauloise. Mais ce sont surtout ses conquêtes gauloises qui nous importent. Il tenta de bousculer les Burgondes, établis en nombre dans le Jura et les plaines de la Saône, mais sans grand succès : les rois de Genève et de Lyon, tolérants et ouverts aux idées romaines, étaient bien vus de leurs administrés gaulois. Face aux Wisigoths, il eut plus de chance : leur arianisme était plus agressif et leur récente mainmise sur les pays entre Garonne et Loire avait entraîné bien des heurts avec les sénateurs et les évêques romains. Certains de ces derniers intriguaient avec les Francs. En une seule grande bataille, à Vouillé, près de Poitiers (507), la question fut tranchée. Le roi Wisigoths Alaric II fut tué, ses capitales, Bordeaux et Toulouse, furent prises, et le gros du peuple gothique dut entamer une lente migration qui le mena des rives de la Garonne à celle du Douro et du Tage. Clovis annexa tous les pays entre la Loire et les Pyrénées, sauf sur la côte méditerranéenne. Dans ces régions tardivement acquises, les Francs ne constituèrent jamais qu’un encadrement très mince : le caractère de l’Aquitaine, jusqu’à la grande poussée des Basques au VIIIe siècle, resta donc fondamentalement romain.

À son retour d’Aquitaine, Clovis reçut à Tours la consécration de ses succès : l’empereur d’Orient Anastase lui fit parvenir des diplômes et des insignes honorifiques dont la nature est mal établie (consulat honoraire ?). Puis il se fixa à Paris, y mourut en 511 et y fut enterré dans l’église Sainte-Geneviève — devant la porte du lycée Henri-IV d’aujourd’hui.

Malgré le caractère rapide et complet de leur victoire, les Francs ne perdirent pas la prudence politique qui, depuis longtemps, caractérisait leurs mouvements. C’est évidemment pour ne pas heurter à fond le puissant royaume ostrogoth d’Italie que Clovis s’abstint, après Vouillé, d’annexer la Septimanie (le bas Languedoc d’aujourd’hui), qui formait comme un pont territorial entre Ostrogoths et Wisigoths. La même sagesse le retint de frapper monnaie à son nom, ce qui eût constitué un affront délibéré envers l’empereur d’Orient : on continua à graver sur les coins le nom de ce souverain dépourvu de toute autorité en Gaule. Tout semble indiquer que les anciens sujets de Syagrius ne rencontrèrent chez leur nouveau souverain aucune hostilité a priori : le baptême de Clovis effaça d’un coup le contentieux passé. S’il y a bien quelque fierté agressive d’être Franc dans le prologue de la loi salique ou dans d’autres textes, d’ailleurs rares, le triomphe des Francs ne signifia nullement la réduction des vaincus en servitude au profit d’un Herrenvolk, ivre de sa victoire. Avec une rapidité surprenante, les vainqueurs firent place à ceux des vaincus qui proposaient leur collaboration : le gouvernement mérovingien fut presque un condominium exercé conjointement, sous l’autorité du roi, par une aristocratie militaire franque et une classe dirigeante, civile et ecclésiastique, d’ascendance gallo-romaine.

À cet égard, le choix que Clovis fit de Paris pour y fixer sa principale résidence et sa sépulture est significatif. Il montrait que la dynastie se détachait de son pays d’origine et des régions où les Francs constituaient la majorité de la population. Paris était une ville romaine d’importance moyenne : les Francs n’avaient pas à redouter d’y être dominés par les souvenirs du passé, comme à Trèves, par exemple ; mais elle était à peu près intacte et rien n’y indique l’implantation massive de garnisons franques ou de précautions spéciales prises par les rois, non plus qu’autour des nombreuses résidences rurales de la région environnante où la cour séjournait souvent. S’y fixer impliquait une certaine confiance dans l’avenir des relations entre Francs et Romains : l’ancienneté des relations entre les deux peuples la justifiait sans doute, comme l’avenir le montra, mais c’était aussi préparer, dans la synthèse des civilisations qui allait s’élaborer, la prédominance à longue échéance des éléments romans.

Le baptême de Clovis n’a pas résolu d’un coup le problème païen. Parmi les Francs du nord de la Gaule, un nombre appréciable restèrent rebelles au baptême. Au nord de Rouen, vers Amiens, vers Arras et surtout en Flandre, des îlots païens ont survécu jusqu’au commencement du VIIe siècle ; il est souvent difficile de déterminer si ce paganisme se haussait encore à la hauteur d’une religion ou si ce n’était plus, comme chez les Gallo-Romains, qu’un amas de superstitions locales conservées par des populations rurales coupées de toute culture. Mais, jusque sur les bords du Rhin, tout ce qui comptait, politiquement et socialement, se rallia au christianisme. Dès le règne de Clovis, une alliance fut conclue entre monarchie franque et Église catholique. On ne saurait exagérer sa portée.

Alors que dans tous les royaumes barbares, l’existence d’une Église arienne à l’usage des conquérants était venue rompre la symbiose entre Église et État inaugurée par Constantin à l’intérieur du monde romain, la Gaule mérovingienne, pour sa part, put en retrouver l’esprit. Dès 511, Clovis réunissait un concile à Orléans, lui soumettait un certain nombre de questions et se voyait reconnaître le contrôle des ordinations. De cette entente, les rois tirèrent d’abord du prestige, puis une relative garantie contre d’éventuelles entreprises de reconquête “romaine” (c’est-à-dire byzantine), enfin et surtout un facteur incomparable de concorde civile. L’Église n’en retira pas moins de bénéfices : le maintien de ses structures, la défense et l’accroissement de son immense patrimoine, la liberté de poursuivre son œuvre spirituelle. Au regard d’un bilan si positif, les inconvénients, dans l’immédiat, semblèrent mineurs. Ils n’apparurent en pleine lumière qu’avec un certain recul. Chez les rois, vers 580, Chilpéric Ier constatait avec rage que “toutes ses richesses étaient passées aux églises” ; dans l’Église, comment ne pas enregistrer que l’association intime avec des princes et un peuple incultes et violents entraînait la ruine de la culture intellectuelle, la dégradation des valeurs morales, la renonciation aux idéaux les plus chers de l’âge patristique ?
 
 
La pénétration germanique

L’histoire de la Gaule au Moyen Age sera donc essentiellement l’histoire de l’État franc. Les composantes gotiques (en Aquitaine), burgondes (dans le Jura, la vallée de la Saône et du Rhône moyen), alémaniques (en Alsace) ou saxonnes (sur les côtes de la Manche) n’intéressent guère que les histoires locales, tandis que ce sont les Francs qui ont modelé la civilisation mérovingienne, laquelle, à son tour, a donné le la à l’Europe barbare pendant deux ou trois siècles. Sans doute cette civilisation n’a-t-elle pris sa forme définitive qu’au VIe siècle. Mais, dès la mort de Clovis, ses racines sont presque toutes en place dans le sol gaulois. Passons-les rapidement en revue.

Quelle a été la profondeur des apports germaniques en Gaule ? Il faudrait, pour l’apprécier exactement, disposer de plus de recul chronologique que le terme fixé à ce chapitre ne l’autorise : en effet, les influences venues d’au-delà du Rhin ont continué à se faire sentir, sous des formes plus discrètes, bien après le règne de Clovis, et certaines ont pris une nouvelle vigueur avec l’avènement de la dynastie carolingienne, plus profondément marquée de germanisme que ne le furent la plupart des derniers Mérovingiens. Risquons-nous pourtant à poser quelques jalons, relatifs à des domaines importants pour l’évolution ultérieure de la France.

Évoquons d’abord le domaine linguistique, parce que c’est celui où l’esprit le moins prévenu saisit le mieux la différence entre romanité et germanisme (bien qu’à y regarder de très près les choses perdent beaucoup de cette belle clarté). Deux régions géographiques s’opposent fortement. Dans l’une, qui couvre toute l’ancienne zone du limes sur une profondeur variant de 50 à 100 kilomètres à l’ouest du Rhin, les parlers germaniques ont finalement triomphé ; dans l’autre — le reste de la Gaule, sauf l’extrémité de l’Armorique —, des parlers romans, héritiers du latin, ont survécu. Entre ces deux aires existe, au moins depuis 10 siècles, une “frontière linguistique” au tracé très net, presque partout linéaire, qui a fort peu bougé depuis la chute de la dynastie carolingienne, sauf dans les Alpes centrales. Les historiens et les linguistes ne cessent de s’interroger sur ses origines. Elles restent assez mystérieuses, car cette frontière ne correspond à aucun obstacle naturel existant ou même disparu, à aucune limite politique ou administrative identifiable ; elle court, avec la rigidité d’un mur, au travers de la plaine belge comme du plateau lorrain. Faisons grâce au lecteur de toutes les hypothèses, pour ne retenir que quelques conclusions vraisemblables.

Il est d’abord certain que cette frontière n’a pris son caractère linéaire que fort longtemps après la conquête franque du Ve siècle. Des îlots de parler roman ont survécu au nord jusque fort avant dans le Moyen Age (par exemple, autour de Tongres, d’Aix-la-Chapelle et surtout de Trêves et de la vallée moyenne de la Moselle), et, inversement, des îlots germaniques ont existé plus au sud. C’est après l’absorption de ces taches minoritaires par le milieu environnant que l’on en est arrivé au tracé moderne.

La démarcation primitive elle-même, avant réduction des enclaves, ne devait exister avec netteté qu’à un certain niveau social, celui des populations rurales. Il est fort vraisemblable que des groupes de soldats francs, que l’aristocratie franque aient pu conserver pendant quelque temps, au moins jusqu’à la Loire, un usage limité de leur parler national, avant de le perdre sous l’influence conjuguée des cadres romains, de la cour mérovingienne et des paysans qui les faisaient vivre. C’est sans doute à cette couche mince, mais jouissant d’un grand prestige social, qu’il faut attribuer l’invasion de vocables franciques que l’on constate dans le vieux français de la Gaule du Nord : beaucoup sont effectivement des noms d’institutions (chambellan, échevin, ordalie…) ou des termes relatifs aux choses de la guerre (maréchal, gonfanon, fourreau, flèche, garde…). C’est sûrement d’elle que dérive la mode, si rapidement généralisée, de donner aux enfants des noms germaniques, pour la plupart formés de deux termes (comme Dagobert “brillant jour”Theuderic ou Thierry, “roi (du) peuple”Arnolf ou Arnoul, “loup + aigle”, etc.). Mode qui s’était insinuée dans certains milieux bien avant la chute de Rome (ainsi pour sainte Geneviève, née à Paris, un demi-siècle avant Clovis) et qui devait durer près de 6 siècles, jusqu’au triomphe des prénoms chrétiens au XIIe siècle. Les considérations toponymiques — qu’il serait trop délicat d’analyser ici — mènent à des conclusions voisines : ce sont les seigneurs qui ont fait la loi et imposé le plus souvent de nouveaux noms aux anciens domaines ; quand ils s’appuyaient sur un peuplement germanique appréciable, le village a pris un nom purement germanique ; ailleurs, le nouveau nom revêt, en général, une forme hybride, joignant à un nom de propriétaire francique un second terme d’origine latine (ainsi les noms comme Arnouville, la “villa” d’Arnulf, Aboncourt, la “ferme” d’Abbon).
 

Vers une civilisation nouvelle :

… du côté des Romains. Les détails concrets, les scènes vécues sont bien rares sur la cohabitation des anciens habitants et des nouveaux venus, et la plupart de ceux que la littérature nous fait entrevoir sont relatifs à d’autres milieux que celui des Francs mérovingiens. Ils n’en ont pas moins leur prix. On connaît surtout le tableau que le gendre de l’empereur Avitus, Sidoine Apollinaire, peint des officiers burgondes qu’il dut endurer dans la région lyonnaise vers 457. Tout, dans ces Barbares, répugne à l’aristocrate dont le beau-père venait de porter un instant la pourpre impériale : leur costume, leur langue, leur cuisine, leur taille, leurs horaires et leurs chants. Sans doute, chaque Gaulois n’avait-il pas l’épiderme aussi sensible, et les répugnances devaient diminuer à mesure que l’on descendait dans l’échelle sociale. C’est probablement par le bas, et en tout cas dans une commune inculture, que le rapprochement dut commencer. Mais il gagna les couches supérieures avec une surprenante rapidité. Sans parler de milieux étroits qui avaient pris en haine le régime romain à cause de son inhumanité ou de sa corruption — tel celui dont le moraliste Salvien se fit le porte-parole —, il est permis de penser que beaucoup de Romains se résignèrent aisément à un nouveau régime qui leur permettait, au prix d’une allégeance qui coûtait peu, de conserver leurs biens, voire de tenter des carrières dont autrefois ils n’avaient pu rêver. Car les rois conquérants, dès la première génération, sentirent le besoin de s’entourer de techniciens du droit, des finances et de l’administration que seul le milieu romain pouvait leur offrir. Ainsi, dès le milieu du Ve siècle, Léon de Narbonne joua auprès du roi wisigoth d’Aquitaine, Euric, le rôle de principal ministre. Même les rois francs, dont l’expérience des choses de Rome était plus ancienne et plus profonde, recoururent occasionnellement à l’aide de sénateurs romains au cours du VIe siècle.

Une place à part doit être faite à l’Église. Ni les invasions ni le baptême de Clovis n’avaient changé ce fait essentiel : la hiérarchie restait purement romaine. De tous les évêques attestés au Ve siècle, deux seulement portent des noms germaniques : ce sont des membres de familles passées depuis longtemps au service de l’Empire. Durant la majeure partie du VIe siècle encore, l’épiscopat resta une citadelle presque intacte de la tradition romaine. Or, c’était sur lui que l’État avait de plus en plus tendance, dans le désordre général, à se décharger de tâches essentielles : l’assistance publique, l’enseignement, la justice de conciliation, les affaires familiales et même, dans une large mesure, l’administration des villes. On ne s’étonnera pas de rencontrer dans beaucoup de ces domaines des survivances romaines. Nous ignorons comment, au niveau inférieur, les Francs convertis vinrent s’insérer dans la communauté chrétienne. Mais un fait est certain, et il est capital : alors que le reste de l’Occident barbare l’Église avait contribué à maintenir autour des Germains, parce qu’ils étaient hérétiques, une barrière de ségrégation presque insurmontable, que les rois n’avaient pas contestée puisqu’elle contribuait à préserver l’originalité de leur existence nationale et à sauvegarder leur foi arienne, en Gaule l’Église ne mit, ni en droit ni dans les faits, aucun obstacle à la fusion complète entre Francs et Romains. Les mariages mixtes, théoriquement prohibés ailleurs, furent ici licites et couramment pratiqués, du haut en bas de la société. La généalogie des saints mérovingiens — qui sont les personnages les mieux connus du VIe siècle — en présente de nombreux exemples.

Sans doute, au temps de Clovis, cette fusion n’était-elle pas encore allée bien loin. De nombreux indices montrent qu’au VIe siècle encore, en beaucoup de régions, les villages francs et les villages romains restaient souvent distincts et que les groupes francs établis dans les villes gardaient une grande cohésion. Dans les pays de la Moselle, les vignerons romains de la vallée frayaient peu avec les cultivateurs francs des plateaux ; dans le Bassin parisien, les localités appelées “La Fère” ou “La Fare” semblent correspondre à des implantations franques compactes ; à Rouen, les Francs de la ville forment un corps à part. Mais au bout de deux ou trois générations presque tous ces groupes juxtaposés commencèrent à communiquer largement les uns avec les autres. La fusion qui en résulta fut décisive pour la formation du peuple français. Des processus semblables eurent lieu chez les Burgondes des régions rhodaniennes, puis chez les Wisigoths du Languedoc au cours du vie siècle, après leur ralliement au catholicisme, mais ne jouèrent pas un rôle comparable.

… du côté des envahisseurs. Nous sommes fort peu renseignés sur les Francs eux-mêmes. Il serait téméraire de projeter dans le Ve siècle ce que Grégoire de Tours nous apprend de la société mérovingienne un siècle plus tard, et plus hasardeux encore de s’en remettre aux clichés fabriqués par Augustin Thierry et ses épigones. Sait-on qu’il serait plus sage, pour commencer, d’effacer les étiquettes que l’on a coutume d’accrocher à l’équipement du guerrier franc ? Que la hache de jeu franque à un tranchant ne fut dénommée “francisque” qu’en Espagne ? Que la framée est plutôt une épée qu’une lance ? Qu’il n’est pas sûr que le couteau que l’on portait au côté soit bien le scramasaxe que cite Grégoire de Tours ? Renonçons donc à dresser le portrait du soldat de Clovis. Mais cherchons à discerner son influence.

Exemple de scramasaxe.

De nombreux indices suggèrent, en effet, que la migration du peuple franc et son implantation sur le sol romain se sont accompagnées chez les envahisseurs de profondes mutations sociales. La plus considérable fut certainement la naissance d’une aristocratie foncière qui prit plus ou moins vite — les spécialistes en discutent encore avec vivacité — un rang et une fonction analogues à ceux qu’occupaient sénateurs et décurions du Bas-Empire. La faveur royale, par la distribution des terres du fisc ou de celles devenues vacantes, joua mi rôle évident et capital dans cette évolution. Dès l’époque de la loi salique, on en perçoit quelques traces, mais c’est surtout, semble-t-il, à la génération suivante qu’elle prit forme définitive. En confiant à des Francs les fonctions administratives de comte ou de grafio, la royauté contribua puissamment à délimiter un groupe dirigeant dans l’ordre politique.

Le commun peuple aussi subit une mutation après le passage du Rhin. Nous soupçonnons la profondeur de celle-ci grâce à l’étude archéologique des “cimetières à rangées” (Reihengräber), au VIe siècle, dans la moitié septentrionale de la Gaule : presque tout, dans les coutumes funéraires, a changé. L’adoption officielle du christianisme, à laquelle on pense comme facteur d’évolution, n’a, en fait, tenu qu’un rôle modeste : elle n’a même pas pu rejeter définitivement dans l’ombre des rites incroyablement archaïques, tels que l’usage d’allumer des feux dans les fosses, ou de décapiter parfois des cadavres. C’est d’une synthèse entre tradition gallo-romaine, résurgences celtiques et apports proprement germaniques que résultent les nouveaux usages, synthèse commencée sans doute bien avant 476 dans les colonies germaniques installées par Rome en Gaule : ainsi l’inhumation dans des sarcophages ou des coffres de pierres plates, régulièrement disposés en rangées parallèles, en sorte que les morts aient les pieds à l’est et la tête à l’ouest ; ainsi le dépôt d’armes et de bijoux, parfois de vases et d’offrandes dans les tombes.

Quels que soient les changements subis, le peuple franc a importé en Gaule une Kriegerkultur, une civilisation où tout homme libre est un guerrier, toujours prêt à prendre les armes, et il l’a communiquée aux descendants des Gallo-Romains. La frontière sociale précise qui, au Bas-Empire, séparait les soldats des civils, obligatoirement désarmés, disparaît pour de longs siècles : c’est l’une des grandes charnières entre l’histoire ancienne et l’histoire médiévale, lourde de conséquences politiques, administratives et juridiques. Sauf autour du roi ou de quelques grands personnages qui entretiennent des gardes, il n’y a plus d’armée permanente. Mais, jusque dans le fond des campagnes, tout homme libre et adulte est fier de son épée et sait s’en servir en cas de besoin. Une telle société est difficile à maintenir dans le sillon d’une administration méticuleuse : la plupart de ceux qui, après Clovis, tentèrent de percevoir en Gaule l’impôt direct l’apprirent vite à leurs dépens. Les contraintes de l’économie d’Etat perdent toute portée. La justice ne peut plus venir d’en haut : elle doit être imposée aux récalcitrants par la pression locale des hommes libres en armes, qui, réunis en plein air au mallus, en deviennent le principal organe. Le recul de la culture aidant, la société franque est dominée à tous les niveaux par la violence ; à la longue, l’Église même n’échappera pas entièrement à la contagion.

Cependant, c’est autour de l’épiscopat que se sont regroupés les survivants de la classe dirigeante romaine, les derniers adhérents du système de pensée antique. Dans le sens où “civil” s’oppose à “militaire”, on peut dire que l’Église devient, pour très longtemps, le refuge de la société civile. Dans son sein seulement les hiérarchies ne dépendent pas de l’aptitude à acquérir un armement ou à s’en servir, mais, au moins en principe, des qualités morales ou intellectuelles de chaque individu.

Cette nouvelle société s’exprime par son droit. Tous les Barbares ont sans doute été les porteurs d’un droit. Nous ignorons quel fut celui des peuples de la steppe, mais chaque “nation” germanique, dès qu’au lendemain des invasions elle disposa d’un instant pour reprendre son souffle, prit à cœur d’affirmer son originalité en se donnant un système cohérent de lois. Nous avons conservé la plupart de celles qui intéressèrent la Gaule, car l’influence du milieu romain exigea bientôt qu’une forme écrite leur fût donnée. Ce sont chez les Francs, la fameuse loi salique (première rédaction vers 507-511), chez les Wisigoths le code d’Euric (vers 470-480), chez les Burgondes la loi Gombette (sous Gondebaud, vers 501-515). Malgré les singularités nationales qu’elles tiennent à souligner, elles révèlent un esprit commun : solidarité de la famille, recours aux “jugements de Dieu” (ordalies) et aux serments “purgatoires” pour confirmer l’accusation ou disculper l’accusé, règlement des affaires, même criminelles, par un tarif très élaboré de compositions pécuniaires (Wergeld), procédure orale extrêmement formaliste devant un corps d’hommes libres chargés de “trouver” le jugement, etc. Frappé par ces traits si étrangers aux codes romains du Bas-Empire, l’historien a d’abord tendance à voir dans les lois des Ve-VIe siècles un produit purement germanique. Une réflexion plus poussée, sans nier les apports massifs des envahisseurs, nuance quelque peu cette appréciation et discerne dans le système du droit barbare des éléments apparus après le passage du Rhin. Ainsi, la “personnalité des lois”, cette curieuse pratique qui fait juger chacun selon la loi de son peuple d’origine et non selon celle du lieu où le procès s’engage, n’a sans doute eu ni la généralité qu’on lui a prêtée (Goths et Burgondes l’ont peut-être ignorée) ni l’ascendance purement barbare qu’on lui assignait (Rome a déjà dû la pratiquer au bénéfice des soldats et des colons germains admis sur son territoire). Dans plus d’un cas, un droit romain vulgaire, non écrit, avait probablement préparé les voies aux solutions codifiées par le droit barbare. Bref, celui-ci doit être, comme presque tous les éléments de la civilisation mérovingienne, le résultat d’une synthèse ; mais comme les lois ont été rédigées très tôt, cette synthèse juridique comprit relativement plus d’éléments germaniques qu’on ne le constate dans les autres domaines.

La loi salique, vu son importance pour l’avenir, mérite quelques détails complémentaires. Elle existe en de nombreuses rédactions : la plus ancienne, en 65 chapitres, paraît remonter à la fin du règne de Clovis, entre 507 et 511, et semble destinée à un territoire s’étendant de la “forêt charbonnière” (en Belgique moyenne) à la Loire ; mais comme on n’en possède pas de manuscrit antérieur à la fin du VIIIe siècle, elle peut avoir subi quelques retouches, par exemple dans le domaine monétaire. Cependant, les influences romaines (hors du fait que la loi est écrite en latin) et chrétiennes y sont fort limitées. Il s’agit d’un droit profondément germanique (l’essentiel du vocabulaire technique n’a pas été traduit), très formaliste, attaché surtout à maintenir la paix civile ou à la rétablir par des procédures minutieuses, en dehors de toute intervention d’une administration ou d’une force publique ; mais il tient compte, dans une certaine mesure, de la place considérable que la royauté venait de conquérir. Contrairement à une opinion ancienne, encore souvent répétée, la loi ripuaire n’est pas un texte symétrique de la loi salique et destiné à une autre tribu franque, mais seulement une forme plus tardive prise au VIIe siècle par le même droit dans la région de Cologne.

Ici encore, les bases qui furent jetées vers la fin du Ve siècle se montrèrent extrêmement durables. Jusque vers le Xe siècle, toute justice, en Gaule, s’administra dans le cadre des lois “barbares” ou des versions de la loi romaine qui subsistaient à leur côté à l’usage des éléments gallo-romains de la population. Par-delà l’anarchie juridique qui marque, entre le Xe e le XIIe siècle, le début du second Moyen Age, beaucoup de traits du droit franc ont été transmis aux coutumes qui ont régi la France du Nord jusqu’à la Révolution.

Essai de bilan

Le choc des invasions du Ve siècle a proportionnellement laissé beaucoup moins de traces directes en Gaule que celui qui fut subi dans la seconde moitié du IIIe siècle. Sans doute avons-nous une certaine tendance à le surestimer, parce qu’il ébranla et ruina les structures politiques et s’accompagna d’une notable colonisation germanique. Mais il faut reconnaître qu’il n’a rien modifié d’essentiel dans la répartition ou la topographie des villes — incendiées, elles se reconstruisirent avec une obstination qui montre que leur fonction restait nécessaire, et elles demeurèrent à la tête des mêmes circonscriptions (civitates) ; qu’il a moins détruit de villae rurales que le désastre du IIIe siècle ; qu’il s’est traduit par l’enfouissement d’infiniment moins de trésors monétaires — l’appauvrissement de la Gaule ne suffit pas à rendre compte de cette différence ; enfin, qu’il a laissé en place l’essentiel des structures religieuses, pourtant récentes et fort liées à l’État. Ce n’est probablement pas la violence plus grande des assauts barbares postérieurs à 406 qui explique leur plus grand succès, mais bien plutôt leur date : survenant après tant d’autres, et avec une telle simultanéité dans toutes les parties du monde romain, ils l’ont trouvé usé, incapable de recommencer le prodigieux effort de réaction et de reconstruction fourni jadis par l’Empire à partir du règne d’Aurélien. Et ce n’est pas parce que Clovis était le plus puissant des rois barbares — il s’en faut — qu’il a réussi, mais surtout parce qu’il est venu le dernier. Seul, il a eu le loisir de s’implanter, parce que nul autre peuple ne le poussait sur ses arrières. Les Saxons, seuls voisins orientaux que les Francs aient eu à redouter, ne s’intéressaient pas, à cette époque, à une expansion continentale.

La Gaule avait donc été arrachée à l’Empire méditerranéen de Rome, à ses ambitions universalistes, à sa civilisation somptueuse, pour tomber tout entière au pouvoir de tribus germaniques pour lesquelles elle représentait surtout une terre à exploiter. Mais l’empreinte de Rome avait été assez profonde pour que la dislocation de l’édifice politique n’entraînât point la ruine complète de son œuvre. Rome laissait à la Gaule une héritière privilégiée, l’Eglise catholique, porteuse de sa culture et de sa langue ; Rome lui laissait aussi ses villes, ses monuments, ses routes, ses cadres administratifs et, pour un ou deux siècles encore, ses cadres économiques. L’ombre de Rome domine encore, de très haut, toute l’histoire mérovingienne et, par là, toute l’histoire de France. Et la France se prépare à être la médiatrice entre cet héritage antique et le monde germanique au-delà du Rhin.
 
Émilienne DEMOUGEOT
La formation de l’Europe et les invasions barbares
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