S’il est un domaine où la supériorité des Européens apparaît incontestable, c’est bien celui de la Piraterie. C’est avec eux qu’elle apparaît clairement pour la première fois dans l’Histoire.
Les peuples de la mer. — Les hommes blonds aux yeux bleus arrivent du Nord, au IIè millénaire avant notre ère, envahissent la Grèce et les îles de la mer Egée, où ils recueillent des traditions maritimes. Ils continuent vers le Sud une guerre de pillage, mais se heurtent à des puissances solides, la Crète et l’Egypte. “Minos, dit Thucydide,purgea cette mer autant qu’il put des pirates, sans doute pour s’en assurer les revenus.” Vers 1500, les Achéens, le peuple de l’eau, s’emparent de la Crète. Dès lors, la piraterie collective, de peuple à peuple, va se donner libre cours. Elle sera le sport favori de cette humanité adolescente et barbare.
Les rivages grecs, avec leurs rochers blancs, sculpturaux et stériles, sont encore de pauvres pays. Mais il est des contrées de plaines, riches de blés et de populations paisibles. Ce sont les proies désignées. Les gens des îles du Nord (Lemnos, Imbros, Samothrace) lancent des raids réguliers sur la Thrace et l’Hellespont. Ils assurent ainsi leur ravitaillement en vivres et se créent un stock d’esclaves pour le commerce. Cette économie de proie durera un demi-millénaire et c’est seulement Miltiade, au temps de la grandeur maritime athénienne, qui fera cesser les “crimes lemniens”.
Cependant la terre promise des pirates, c’était avant tout le delta égyptien avec son agriculture florissante, ses paysans innombrables, son fleuve porteur de richesses. Royaume le plus civilisé du monde. Les barbares du Nord ne cessaient d’en rêver et de l’assaillir. La Crète, la Cilicie, la Libye, le rivage syrien leur servaient de bases. Les monuments égyptiens célébraient leurs défaites. L’assaut le plus violent fut lancé en 1192, au temps de Ramsès III par “les peuples de la mer”, Philistins et Zakals, pillards et archers redoutables. “Les îles de la mer avaient vomi tous leurs habitants d’un seul coup.” L’armée et la marine égyptiennes leur livrèrent combat dans les bouches du fleuve. Un bas-relief de Médinet-Abou a immortalisé cette bataille. Les navires sont de longues barques incurvées, avec des rames et une large voile carrée ; mais ceux des envahisseurs dressent, contre la mer, des prolongements verticaux à chaque extrémité. Les combattants sont nus, sauf un pagne ; les pirates se distinguent par leur coiffure : couronne de plume ou casque. Flèches et javelots volent, souvent parés par les boucliers ronds. Finalement les étrangers fuient, jetés à l’eau, leurs mains et leurs dépouilles viriles apportées au Pharaon par milliers. “Ainsi se souviendront-ils de l’Egypte.”
L’invasion était conjurée, non la piraterie. Les Philistins s’installèrent sur la côte de Palestine, ouvrant leurs portes à leurs alliés Zakals qui continuèrent à harceler le commerce maritime égyptien. C’est seulement au VIIIè siècle que les Philistins furent soumis par l’Empire assyrien ; les Zakals privés de leurs bases furent chassés par les Phéniciens, qui purent étendre désormais leur petit commerce.
Ulysse et Cie. — Les Grecs gardèrent longtemps leurs habitudes de piraterie. C’était une forme fructueuse de la guerre ; et, dans ces petites sociétés fractionnées à l’infini, tout étranger était réputé ennemi. Guerre et piraterie étaient au temps d’Homère, les métiers nobles par excellence. Leurs chefs, les “barons des îles” se tenaient dans les détroits, guettant le navire marchand sans défense, ou bien ils partaient ravager les côtes lointaines. C’était la grande aventure, dont la légende de Jason et du navire Argo donnait l’exemple. Les marins, dans leurs vaisseaux creux, se trouvaient exposés au vent et au soleil, à la fatigue des rames, à l’ignorance des courants et des écueils. A terre il fallait se dissimuler dans des criques ou des cavernes pour assaillir les habitants. Le métier n’était pas sans risques. Les pirates qui ravirent Bacchus furent, par ce dieu, changés en dauphins. On craignait aussi les monstres, les anthropophages, les sirènes, les cyclopes. Il fallait de l’audace et de la ruse pour s’en sortir.
Quand Ulysse, au XIVè chant de l’Odyssée, rentre à Ithaque et se présente à son serviteur Eumée comme un étranger, il doit s’inventer une identité et n’en trouve pas de plus honorable que celle de pirate. Fils bâtard d’un illustre chef achéen de Crète, privé de tous ses biens à la mort de son père, il s’est livré, dit-il, aux aventures de mer. “Si brave au combat, je n’avais aucun goût pour le travail des champs. Ce que j’aimais, c’étaient les rames, les vaisseaux, les flèches, les combats, les javelots polis. Tous les outils de mort, qui font trembler les autres, étaient ma joie. Les Dieux m’en emplissaient le coeur. Donc, avant qu’en Troade on eut vu débarquer le fils des Achéens, j’avais neuf fois déjà, en pays étranger, emmené mes vaisseaux rapides et mes braves. Un énorme butin m’en était revenu ; je prélevais d’abord une prime à mon choix, puis je tirais ma part. Ainsi, de jour en jour, ma maison s’accroissait ; elle m’aurait valu le respect des Crétois et leur crainte.” Mais la guerre de Troie éclate ; on lui confie l’escadre crétoise. Au retour, il va piller le rivage d’Egypte. Ulysse, prudent, envoie des éclaireurs. Hélas, n’écoutant que leur convoitise, ses compagnons s’élancent “massacrant les hommes, ramenant les femmes et les enfants”. L’armée égyptienne les surprend, les extermine. Ulysse, prisonnier s’échappe à grand-peine, s’embarque sur le navire d’un Phénicien qui médite de le vendre. Un naufrage le jette à Ithaque.
Eumée, “le divin porcher”, l’écoute, puis il raisonne un peu sur la piraterie. “Les Dieux bienheureux n’aiment pas l’injustice. C’est toujours l’équité que le ciel récompense, et la bonne conduite. Les pires des brigands, quand ils s’en vont piller les rivages d’autrui que Zeus livre à leurs coups, peuvent bien revenir avec leur cale pleine, la crainte et le remords s’abattent sur leur coeur.” Cette morale ne l’empêche pas d’accueillir le pirate avec honneur et de lui offrir les prémices du premier porc tué.
Il y a donc à l’époque homérique une aristocratie pour qui la piraterie est un jeu glorieux, pratiqué surtout par les nobles sans terre ; Achille fut pirate à ses heures. Et il y a aussi des gens du peuple qui en voient les abominations. Le pillage des côtes, le partage égal avec prime au capitaine, l’indiscipline, le rapt des femmes et des enfants sont peints sur le vif dans le récit d’Ulysse. La piraterie et l’esclavage, ces calamités, auront du moins une conséquence heureuse : ils mélangeront les races et les civilisations, humaniseront les barbares nordiques, contribueront à préparer le miracle grec.
Peu à peu le commerce s’organisait ; les cités maritimes, Corinthe, puis Athènes, créaient des flottes de guerre pour protéger la navigation. Mais certains pirates aussi se modernisaient. Polycrate, le fameux tyran de Samos, eut jusqu’à quarante trirèmes. Il pratiquait la piraterie pour quatre raisons d’État :
- Équilibrer son budget ;
- Intimider et rallier ses voisins ;
- Enrichir les sanctuaires de Délos ;
- Encourager les arts.
Ces bons sentiments ne l’empêchèrent pas de mourir crucifié. Car les Perses avaient décidé de supprimer les pirates ioniens ; ce fut une des causes des guerres médiques.
Lorsque la thalassocratie athénienne fut ruinée, la piraterie reprit un peu partout. Alexandre la combattit, puis les Ptolémées et Rhodes. Mais elle renaissait sur les côtes sauvages, la Cilicie, la Crète, l’Etolie, l’Illyrie.
Les pirates contre Rome. — Elle s’étendait même à la Méditerranée occidentale, sur la côte ligure et étrusque et aux îles Lipari. Une frise à Athènes (le monument choragique de Lysicrate) montre Dionysos châtiant les pirates tyrrhéniens. Dans ses premières luttes contre Carthage, Rome, qui n’avait pas de flotte, prit des pirates à sa solde. La destruction de Carthage, la seule puissance navale qui les tint en respect, fut d’abord vivement appréciée par les pirates. Mais Rome, ayant acquis ainsi la maîtrise de la Méditerranée occidentale, put détruire leurs repaires. Les pirates ligures, qui occupaient l’Estérel et le golfe Juan, furent défaits sur terre, en 154 av. J.-C., par le consul Quintus Opimius qui éleva près de Biot un trophée, actuellement au Musée d’Antibes.
Un autre centre des pirates était l’Illyrie. La côte dalmate, avec ses îles, ses détroits, ses golfes étroits et profonds, ses montagnes abruptes, leur offrait des repaires modèles. Ils fondèrent un puissant royaume, enrichi du pillage des cités grecques et des rivages italiens. Rome s’émut et envoya des ambassadeurs à la reine Teuta. Celle-ci protesta que la piraterie était une industrie privée, parfaitement légale dans un Etat libre. Il fallut conquérir l’Illyrie.
En Orient, la ruine de Rhodes par les Romains fut suivie d’un épanouissement merveilleux de la piraterie. Les principaux centres en furent la Crète et surtout la Cilicie, aux côtes abruptes et sauvages. Les vaincus de Rome restés irréductibles se réfugièrent dans cet asile de la liberté. Des repaires inaccessibles s’édifièrent sur des pitons d’où l’on surveillait la mer ; la capitale était Coracesium (Ayala) sur le golfe d’Adalia. Les Romains, gens pratiques et à courte vue, encouragèrent au début cette piraterie lointaine, qui leur procurait des esclaves. Il fallut bientôt déchanter. Les pirates se multiplièrent, adjoignirent à leurs barques minuscules des vaisseaux puissants et rapides à deux rangs de rames, les liburnes, inventés par les pirates illyriens. Ils possédèrent même des trirèmes. Les forêts de Cilicie fournissaient leurs chantiers navals, mais les prises augmentaient aussi leur flotte qui en vint à maîtriser toute la Méditerranée. Le jeune César, qui se rendait à Rhodes pour son instruction, fut pris par une de leurs bandes ; il les étonna en fixant lui-même sa rançon au double de leur estimation, leur promit de les crucifier dès qu’il serait libéré et tint parole. Les gouverneurs romains des provinces dépourvus de moyens sur mer, s’entendaient avec les pirates ; ceux-ci faisaient payer leur protection aux bateaux marchands. Mais les pirates, dont la modération n’est pas une des vertus majeures, ne surent pas se borner à ce rôle de brigands-gendarmes. Mithridate les entraîna dans son alliance et dès lors ils rendirent la vie impossible aux Romains.
On ne pouvait désormais mettre à la voile que par brouillard ou par tempête. Plaute faisait dire à un de ses personnages (Paenulus) : “Celui qui veut se préparer beaucoup d’ennuis peut choisir entre un vaisseau et une femme.” Rome, maîtresse du monde terrestre, était étranglée par la mer. Son ravitaillement était compromis. Les pirates poussèrent jusqu’à Ostie, détruisant une flotte dans le port, enlevant sur la plage d’illustres aristocrates romains, poussant leur expédition jusque sur la voie Appienne.
Rome se vit acculée. Une première expédition contre les pirates avait échoué. Son chef, Marcus Antonius, avait pillé pour son compte et finalement s’était fait battre. L’indignation populaire, malgré le Sénat et ses craintes de la dictature, imposa en 67 la loi proposée par le tribun Gabinius ; elle confiait à Pompée les pleins pouvoirs pour trois ans sur toutes les côtes jusqu’à 50 milles dans l’intérieur (Rome était à 16) avec des moyens considérables : 20 légions, 500 navires, 120.000 fantassins et le pouvoir illimité de puiser dans les caisses publiques.
Pompée agit méthodiquement, divisa la Méditerranée en secteurs, chacun confié à une escadre. En 40 jours la mer était nettoyée. Il s’empara alors des 120 repaires de Cilicie et des 850 navires des pirates. 10.000 forbans furent mis à mort, 20 000 faits prisonniers. A ceux-ci Pompée fit grâce, car il avait peut-être dû le meilleur de sa victoire à ses promesses de clémence. Il les établit en Italie dans des colonies agricoles. L’un d’eux fut ce vieillard de Corcyre, tant vanté par Virgile (Géorgiques) pour son calme bonheur entre son jardin et ses abeilles.
Il semble même que Pompée garda avec lui les meilleurs capitaines des pirates et que ceux-ci organisèrent plus tard la flotte de son fils Sextus Pompée. Les insurgés Sertorius et Spartacus avaient eux aussi reçu l’appui des pirates. Auguste, instruit par l’expérience, organisa enfin des escadres régulières. On ne parla plus des pirates jusqu’au me siècle de notre ère, quand commença l’agonie de l’Empire.
La piraterie, qui avait reculé dans la mer Rouge et le Pont-Euxin, reparut à ce moment. Genséric, roi des Vandales, venu d’Afrique à la tête de sa flotte, pilla Rome en 455 avec une méthode exemplaire. L’Empire byzantin de son côté eut fort à faire à défendre le Bosphore contre les pillards Sarmates, Goths et Russes. C’est ainsi que les Igor et les Vladimir commencèrent à faire trembler la Méditerranée.
VIKINGS ET SARRAZINS
Au Moyen Age, la piraterie déborda le cadre méditerranéen. Nous savons qu’elle a fleuri dans la mer Rouge et l’océan Indien depuis des temps très reculés. Le pèlerin bouddhiste Fa-Hien, qui se rendit de Ceylan en Chine vers l’an 400 de notre ère, observe : “Il y a beaucoup de pirates, et, quand on les rencontre, personne ne peut leur échapper.”
La mer intérieure du Japon fut, au Xè siècle, le siège d’une insurrection populaire qui prit la forme de la piraterie ! Les paysans ruinés par les abus d’impôts et de corvées, vécurent de pillage maritime, sous la conduite des hobereaux sans emploi. Le général Fujiwara Sumitomo, membre du clan impérial, envoyé contre eux, se plaça à leur tête. Il fut finalement vaincu. On apporta à l’empereur sa tête et celle de son fils qui, à 13 ans, était déjà un fin pirate.
Les rois de la mer. — L’Europe christianisée avait retrouvé la paix sous le sceptre de Charlemagne quand surgirent des brumes du Nord les pirates scandinaves. Habitants de pays pauvres en terre, mais riches en golfes, pratiquant un culte païen violent où le paradis était la récompense du guerrier, ne connaissant guère d’autre organisation que des fraternités d’hommes libres sous la conduite d’un chef noble, ils semblaient voués par la nature aux aventures de mer et à la piraterie. Leurs chefs prirent le titre de Vikings, les “rois des golfes”, ou les “rois de la mer”. “C’est avec raison, dit un historien islandais du XIIIè siècle, qu’on leur donne ce titre, puisqu’ils ne cherchent jamais leur refuge sous un toit et ne vident leur corne-à-boire auprès d’aucun foyer.” Pour l’Europe chrétienne, ils étaient les hommes du Nord, les Normands.
Leurs navires, ou “snekkars” (serpents), d’après leurs figures de proue, dépassaient rarement 25 m. avec une largeur de 5 m., sans pont, d’un tirant d’eau d’environ 1 m., avec une seule voile carrée et une quarantaine de rameurs. Voile et coque étaient rehaussées de couleurs violentes. Les deux extrémités pointues facilitaient la manoeuvre. Légers, très évasés au centre et relevés vers les extrémités, faits de chêne solide soigneusement assemblé, ces bateaux étaient insubmersibles et pouvaient passer partout. Les boucliers, accrochés le long du bord protégeaient les rameurs des paquets d’eau de mer. Le navire était la demeure bien-aimée du Viking ; il jurait par lui et parfois s’y faisait enterrer.
“Over svan bane !” (à travers la route des cygnes), était le cri du départ. Au vue siècle ils atteignent le nord de l’Écosse, au vine l’Angleterre. Les côtes sont ravagées, les églises brûlées, les hommes tués, le pays pillé. Le chef Ragnard Lodbrog voit son vaisseau se briser sur la côte anglaise. Il s’enfonce dans l’intérieur qu’il ravage. Battu par le roi saxon Sella, il est jeté dans une fosse remplie de vipères. Avant d’expirer il eut le temps, dit-on, de composer et de clamer les 23 premières strophes du chant islandais dit Krakumal : “Nous avons préparé aux corbeaux une abondante pâture ; la mer était rouge comme une blessure qui vient de s’ouvrir…” Le chant se répand jusqu’en Norvège, les Vikings “lâchent la bride à leurs chevaux marins” ; ils s’emparent de Sella, lui arrachent les entrailles et lui salent le ventre.
Certaines de ces expéditions comptaient plus de 200 navires. Dès le début du IXè siècle, elles s’attaquent au continent. Les querelles des Carolingiens et leur absence de marine leur livrent la Flandre et la basse Seine. Encouragés par la richesse de ces pays et leur faible résistance, ils reviennent régulièrement. Du repaire de Noirmoutier, ils partent ravager les vallées de la Loire et de la Garonne. Ils poussent jusqu’à Paris, Orléans, Poitiers et même jusqu’à l’Espagne et la Provence.
En 879, Alfred le Grand les chasse d’Angleterre. Ils envahissent la Flandre. Le 25 juillet 885, sous la conduite de Siegfried, 30.000 Normands montés sur 700 barques s’emparent de Rouen puis remontent la Seine. Le 24 novembre, ils campent devant Paris. La population des faubourgs se réfugie dans l’île de la Cité, entourée d’une enceinte romaine. La défense est dirigée par Eudes, comte de Paris, par l’évêque Gozlin et son neveu Ebles, abbé de Saint-Germain-des-Prés, archer redoutable. Ils résistent à six assauts jusqu’en septembre 886, permettant à l’empereur Charles le Gros d’arriver à Montmartre avec une immense armée. Mais la réputation de férocité des Normands est telle que Charles n’ose les attaquer. Il achète le départ de Siegfried en lui donnant la Bourgogne à piller.
En 911, Charles le Simple achète ainsi le chef Rollon en lui conférant la Normandie. Dès lors, les Normands deviennent des chefs territoriaux ou des marchands. En Scandinavie même des royaumes s’organisent et se christianisent. Seuls les païens vénèdes, habitant les îles de la Baltique, poursuivent le pillage des côtes. Copenhague est fondée contre eux. Cette piraterie cesse au XIIe siècle, mais au pave siècle sévit celle des “frères vitaliens”, installés au Meklembourg. Les ligues de villes marchandes, les “Hanses” s’organisent pour leur résister. Le plus célèbre des vitaliens fut Stortebeker (l’avaleur de verres) : ses prisonniers, pour avoir la vie sauve, devaient avaler coup sur coup quatre bouteilles de bière. La piraterie sévissait aussi dans l’Atlantique au XIIe siècle ; les “jugements d’Oléron” prévoyaient la peine de mort contre les pirates et permettaient le pillage des navires pirates naufragés ; en même temps qu’ils sollicitaient ainsi la bonne volonté des naufrageurs, les États, faute de marines nationales, lançaient, coutre les pirates, les premiers corsaires.
En Méditerranée. — Aux calamités du Nord s’ajoutaient celles du Midi. Du désert avaient jailli au vue siècle les Arabes dont l’occupation de l’Afrique du Nord et de l’Europe allait changer la face de la Méditerranée. Repoussés de France par terre, ils y revinrent par mer. En 848 les Sarrazius pillaient Marseille, en 869 Arles, enlevant même l’archevêque. En 886, ils envahissent le massif des Maures et s’y installent, avec Fraxinet (la Garde Freinet) comme principale citadelle. De là ils dirigent des expéditions de pillage jusque dans la vallée du Rhône et en Savoie. Le concile provincial de Valence constate “qu’ils dépeuplent la Provence ; ils la réduisent en solitude”. Toulon, Fréjus, Antibes, Nice, le monastère de Lérins sont ruinés de fond en comble. Des repaires inaccessibles, comme Eze, gardent la terre et la mer. Les Provençaux, de leur côté, se retirent sur des hauteurs fortifiées ; c’est l’origine de Grasse, de Castellane, de Sisteron, des Baux.
La reconquête ne commença qu’à la fin du XIIè siècle, les comtes de Provence collaborant avec les Seigneurs Grimaldi. Les Sarrazins durent finalement abandonner même les Maures. La garde des côtes fut confiée aux Templiers. Saint-Raphaël, Cannes, Nice virent s’élever des forteresses et les Sarrazins furent réduits à des incursions maritimes, d’ailleurs fréquentes. Une légende provençale veut que la mère du sultan Mahomet Il, le conquérant de Constantinople au XVè siècle, ait été une Marseillaise du quartier Saint-Jean, enlevée par les Sarrazins. Ils ont laissé dans le pays, non seulement des “tours sarrazines” (dont la plupart ne leur doivent rien), mais les noms fréquents de Maurin, Montmorin, Mord, Morand, Maurras, Barbarin, Marrane, Sarrazin, Sarrazac.
La Corse, la Sardaigne, les Baléares, la Sicile furent longtemps occupées par eux. En 846, ils pillèrent Rome, profanèrent Saint-Pierre, s’attardèrent à Naples. Au XIè siècle, les Normands les rejoignirent en Sicile ; ils finirent par s’entendre, en bons pirates, les marins Sarrazins passant au service des seigneurs normands, beau modèle de collaboration entre les religions et les races.
Aux Sarrazins ne se limita pas la piraterie en Méditerranée au Moyen Age. Les pirates turcs dévastèrent l’archipel. La piraterie dalmate se reconstitua au XIè siècle. Les Vénitiens la châtièrent et prirent l’habitude d’enlever et de vendre aux harems de Syrie de jeunes Dalmates, d’où le nom “d’esclaves” ou “esclavons” donné par eux à ces peuples. Les Génois créèrent un “office de la Piraterie” qui était un coffret à triple serrure muni d’une fente où tout armateur lésé pouvait introduire sa plainte ; car il y avait, parmi les pirates, des Génois.
Les flottes génoise, vénitienne, aragonaise réduisirent peu à peu la piraterie au XVè siècle. Cependant l’occupation turque des Balkans chassa une fois de plus vers les côtes dalmates un grand nombre de vaincus devenus vagabonds et pirates. On les appelait les uskoks (transfuges). Venise, au XVIè siècle, eut du mal à les vaincre. Ils s’emparèrent un jour de la galère du célèbre amiral vénitien Venieri, firent cuire son coeur et le mangèrent.
Mais, à cette époque, ce sont surtout les Etats musulmans qui offrent un refuge durable à la piraterie, grimée en guerre sainte.
LES BARBARESQUES
Barberousse et sa suite. — La Méditerranée occidentale paraissait pacifiée depuis un siècle. Les deux principaux repaires de pirates, l’île de Malte et le port de Méhédia en Tunisie avaient été détruits, le premier par les Génois en 1372, l’autre par une expédition internationale en 1390. Mais en Orient la lutte avait continué entre les Turcs d’une part, l’Empire byzantin et les Chevaliers Hospitaliers de Rhodes d’autre part. Constantinople est pris en 1453, mais Rhodes résistera aux Turcs jusqu’en 1522. Dans ces luttes se forment des marins dont la spécialité est la piraterie. Beaucoup sont des Grecs, héritiers d’antiques traditions.
À Lesbos, devenue Mytilène, naquirent deux frères, tous deux roux de poil, Ouroudj et Khizr, qui dès leur plus jeune âge, coururent les mers, de l’archipel à l’Égypte. Ils se placèrent nominalement au service du roi de Tunis, rallièrent les derniers pirates réfugiés dans l’île de Djerba et commencèrent à écumer la Méditerranée occidentale, avec tout le bénéfice de la surprise. En 1504, Ouroudj, ne disposant que d’une galiote médiocre, s’empara de deux galères du pape qui gardaient un convoi de marchandises précieuses. Le retour à Tunis fut triomphal, éblouissant. Du coup les vocations de pirates s’éveillèrent et on s’enrôla en masse chez les deux frères qui songèrent à former un établissement indépendant. L’Algérie était en pleine anarchie. Ils s’emparèrent de la région côtière au cours de luttes où périt Ouroudj. Khizr devint roi d’Alger et fit aussitôt allégeance au Sultan de Constantinople ; cette vassalité, qui ne pouvait guère le gêner vu l’éloignement, lui donnait une position internationale plus respectable que celle d’un simple pirate. Il profita notamment de l’alliance du Grand Turc avec François Ier. Celui-ci le ravitailla en munitions, canons et cordages, et le fit même recevoir avec honneur dans ses ports. En 1543, les Toulonnais recevaient l’ordre de “vuyder la ville, personnes et biens, tout incontinent, pour loger l’armée du Sieur Barberousse” ; c’était le sobriquet français de Khizr, que le Sultan, de son côté, avait nommé grand amiral de la flotte turque avec le surnom de Khaïr-eddine (Bienfait de la Religion). Barberousse est le modèle de ces pirates, assez rares, qui ont su mener leur barque jusqu’au bout, en la chargeant d’honneurs et en la peignant de respectabilité.
Malgré ses nobles alliances, il lui restait assez d’ennemis pour exercer son métier. Le principal fut Charles Quint dont il pilla chaque année scrupuleusement les flottes et les côtes, aussi bien en Italie qu’en Espagne. Charles échoua dans toutes ses tentatives, conduites par l’amiral génois Doria, pour exterminer la flotte de Barberousse et pour prendre Alger. Il fut plus heureux en installant à Malte, en 1530, après la chute de Rhodes, l’ordre des Hospitaliers, qui, pratiquant eux-mêmes la course, devinrent les ennemis les plus gênants de Barberousse. Celui-ci mourut en 1546 à Constantinople, ayant épousé trois ans auparavant une de ses captives, dona Maria, âgée de 19 ans et fille d’un gouverneur espagnol. La tradition affirme qu’il avait alors plus de 80 ans et que ce fut, de part et d’autre, un mariage d’amour.
Barberousse fut le créateur de l’État pirate des Barbaresques (du nom des Berbères) qui dura jusqu’en 1830. Cet État s’appuyait sur une milice, l’Odjak, et des capitaines marins, les reis ; les chefs, sultans, deys ou beys étaient élus et mouraient généralement assassinés. Aucun de ces chefs n’atteignit la puissance de Barberousse. Néanmoins il y eut parmi eux de glorieux pirates : le Turc Dragut, qui fit de Djerba son repaire, mais échoua devant Malte ; le Calabrais Ochiali, qui prit Chypre à Venise et combattit à Lépante ; l’Albanais Mourad, qui écuma les rivages italiens et espagnols, poussant même jusqu’aux Canaries. La plupart, tout en occupant des fonctions officielles, pirataient pour leur propre compte, versant une ristourne au Trésor suivant leur bon coeur.
Cependant, au cours du XVIè siècle, le trafic intercontinental avait peu à peu, à la suite de Colomb et de Gama, abandonné la Méditerranée pour l’Atlantique. Les galères des Barbaresques n’étaient pas faites pour l’Océan. En 1606, un honnête Hollandais, Danser, ruiné par une trop bonne ; vie menée dans le port de Marseille, se fit pirate, s’installa à Alger et apprit aux Barbaresques à faire des “bateaux ronds” de haut bord. Dès lors, ils écumèrent les routes atlantiques à l’ouest de Gibraltar ; on en vit croiser à l’embouchure de la Tamise. L’un d’eux, le Hollandais Jansz, devenu Mourad Reis, poussa même jusqu’à l’Islande, qu’il reconnut être une bien pauvre proie. Jansz était installé à Salé, dont les pirates avaient formé une République très florissante, plus ou moins indépendante du Maroc. Au début du XVIIè siècle toutes les routes maritimes européennes avaient cessé d’être sûres.
Pirates ou corsaires ? — Ces razzias séculaires doivent-elles être considérées comme de la simple piraterie ? N’est-ce pas plutôt une guerre sainte, le conflit inexpiable de la chrétienté et de l’Islam, une prolongation des Croisades ? Nos prétendus brigands n’étaient-ils pas les champions d’un idéal ? Sans doute les Chevaliers de Malte pourront-ils apparaître comme les derniers croisés. Pourtant ceux que Pierre Hubac appelle des “moines voués à la piraterie” ont eu d’étranges agents. Tel cet Alonzo de Contreras qui n’a cessé de courir la Méditerranée, de se battre, de faire des prises, de dévaster les côtes, de faire payer rançon, de torturer ses prisonniers pour faire avouer les cachettes, d’aspirer la monnaie, de la perdre incontinent au jeu et avec les filles. Il était tenu, même par les chrétiens, comme un “homme sans âme”. Mais finalement, voulant se faire admettre dans l’ordre comme chevalier à part entière, il triompha des scrupules du pape avec cet argument massue : “Le trésor de l’Eglise, mais c’est pour des hommes tels que moi qu’il est fait, pour des hommes qui se sont éreintés à défendre la foi catholique !” Il finira commandeur de l’Ordre et écrira ses mémoires.
Chez les Barbaresques aussi on se garde bien d’être isolé ; on se rattache toujours, de près ou de loin, à un Etat reconnu en droit international : roi de Tunis, sultan de Turquie, sultan du Maroc. Ce n’est pas du patriotisme, mais une saine précaution commerciale ; le célèbre pirate turc Karatourmisch qui, vers 1500, pillait indistinctement musulmans et chrétiens dans les mers de l’Archipel, avait fini précocement ; la leçon ne fut pas perdue. Souvent on rend des services à ces suzerains, on combat pour eux dans les batailles rangées. Mais ce n’est que l’exception. Le pain quotidien c’est l’industrie pirate. Alger, Djerba, Salé sont avant tout des Etats pirates et il est difficile d’assimiler ces pillards professionnels à des corsaires de la patrie, voire à des martyrs de la foi.
Celle-ci est d’ailleurs sujette à des changements : Barberousse est Grec ; on trouve parmi ses lieutenants un Sarde : Hassan, un Calabrais : Ochiali, et un Corse appelé simplement El Corsico. Nous avons vu des Barbaresques hollandais. Ils ont abjuré, mais parfois rentrent chez eux après fortune faite et redeviennent chrétiens. Les Provençaux sont la “nation” la plus nombreuse chez les Chevaliers de Malte, mais on en trouve aussi dans le camp d’en face ; tel ce fameux Jean de Gonfaron, chanté par Mistral, qui étant à l’affût d’un navire chrétien, “entend l’équipage chanter marseillais… Comme l’eau jaillit d’un coup de rame — un flot de larmes — crève son coeur dur ; — l’expatrié pense à la patrie — et se torture — d’être avec les Turcs — Il laisse la belle à son banc de marbre — le turban, le sabre et tout l’attirail — … Car notre Provence est tellement belle… — qu’elle supplante même — les filles des rois”.
Au XVIIè siècle, les côtes barbaresques prennent figure de repaire international, où la religion n’a que faire. Sous le règne de Jacques Ier, qui chasse les pirates des eaux anglaises, ceux-ci se réfugièrent en Afrique du Nord. Mainwaring place le centre de ses opérations à Marmora, Francis Verney à Alger, John Warde à Tunis. Peter Easton, dit le “super-pirate” vint s’installer avec ses trésors sur la Côte d’Azur, dans la longue baie étroite et profonde de Villefranche, près de Nice, que les Barbaresques hantaient depuis longtemps. Verney et Warde paraissent s’être convertis, mais les autres se passèrent de cette formalité. Mainwaring rentra même en Angleterre, obtint son pardon, devint gentilhomme de la chambre du roi, traqua ses anciens collègues et écrivit sur la piraterie un livre fort exactement documenté.
Les navires, chrétiens ou barbaresques, étaient les mêmes : la grande galère ayant jusqu’à 50 m. de long et 25 bancs de 5 rameurs à chaque bande, et des navires à rames plus légers : galiotes, ramberges, chebecs, brigantins, frégates, fustes. Ils ont un mât à voile latine, et des canons à l’avant et à l’arrière. Pour l’Atlantique on a des navires pontés, à voile et à sabords. Les rameurs, en Méditerranée, sont des esclaves en majorité, chrétiens chez les Barbaresques, musulmans chez les chrétiens. Embuscades et abordages sont la vie quotidienne, avec toutes les ruses classiques pour leurrer l’ennemi et permettre de l’approcher : faux pavillons, déguisements, feinte d’être un honnête bateau marchand. La prise faite on répartit les marchandises, on ramène le vaisseau ; tout ce qui n’a pas été tué à bord devient esclave s’il n’est racheté ; il est important d’évaluer justement les rançons ; Cervantès, bien que simple sous-officier et manchot, fut évalué trop haut parce qu’on trouva sur lui des recommandations, et il resta longtemps esclave en Alger.
Ces esclaves, vendus aux enchères, ne sont pas tous misérables. Les jolies femmes trouvent une place honorable dans les harems. Les esclaves domestiques gagnent souvent la confiance de leur maître et parviennent, s’ils se convertissent, à de belles situations. Beaucoup font du commerce. Mais tous ne sont pas si heureux ; il est de mauvais maîtres et des besognes dures. Les punitions sont souvent effroyables : les cheveux enflammés, le pal, la croix, l’émasculation, le jet du haut d’une muraille sur des crocs. Il est vrai que les pirates capturés étaient souvent pendus par un pied à une vergue ou empaillés. Des ordres religieux se fondent alors pour le rachat des esclaves sans fortune : les Trinitaires, et plus tard les Lazaristes, ces fils de saint Vincent de Paul qui se vanta lui-même, dans sa jeunesse gasconne, d’avoir été esclave à Tunis.
La fin du XVIIè siècle voit le déclin de la piraterie barbaresque. Les Etats européens se sont organisés. Le Grand Turc reste en Orient et ses alliances ne jouent plus. Des flottes chrétiennes considérables paraissent sur les côtes africaines. Les Anglais débarquent à Tunis et Alger en 1655, brûlent des flottes barbaresques à Bougie en 1671, à Tripoli en 1677. Les Français bombardent Alger en 1682 avec Duquesne, en 1683 avec Tourville, en 1688 avec d’Estrées. Mais les Européens ne s’entendent pas et leurs guerres entre eux absorbent leurs plus gros efforts. Les Barbaresques promettent à chaque fois de ne plus recommencer. A défaut de démonstration de force, chacun leur achète leur abstention. Ce qui n’empêche qu’à la première occasion les reis repartent en chasse. De quoi vivraient-ils ? Si les grandes expéditions en force ont cessé, la piraterie individuelle se maintient, beau thème pour la littérature.
VERS L’OUEST
Au XVIè siècle la Méditerranée perd donc sa primauté dans le trafic mondial au profit des nouvelles routes découvertes par les Espagnols et les Portugais. C’est l’Atlantique qui désormais suscite les grandes vocations de pillards maritimes. Et les grandes pépinières de pirates sont deux nations riveraines de cet océan : la France et l’Angleterre.
Les Français. — Les Normands, pour être devenus gentilshommes terriens en Normandie, n’avaient pas entièrement perdu le goût de la mer et du pillage. On peut dire que la conquête de l’Angleterre en 1066 par le duc Guillaume et sa flotte de barons de proie fut la plus grandiose des prises maritimes qu’ait connue l’histoire.
Les Bretons, habitants de côtes sauvages et d’un pays pauvre, furent de bonne heure des marins intrépides, parmi lesquels les pirates ne manquaient pas. Ils pillaient notamment leurs vis-à-vis de la côte anglaise, à charge de revanche.
Le plus extraordinaire de ces pirates bretons, vrai héros romantique, fut une femme, la dame de Clisson. Son mari ayant été décapité en 1343 par ordre du roi de France, elle vendit ses biens, arma trois navires, y embarqua avec ses deux fils, et ne cessa dès lors de se venger sur les navires et les côtes françaises, pillant, brûlant, ne faisant jamais quartier. Elle prenait plaisir à conduire elle-même les abordages, obstinément vouée à sa vengeance en vraie tête de bretonne. On ne sait rien de sa fin, présumée violente.
Les navires sur l’océan étaient des “bateaux ronds”, c’est-à-dire plus larges que ceux de la Méditerranée, hauts de bord, n’utilisant que la voile avec deux ou trois mâts. Nefs, carraques, galions avaient d’abord leurs couleuvrines et leurs bombardes sur le pont, avec des balles de laine pour protéger les servants. Les sabords furent inventés, dit-on, en 1410 par un constructeur français du nom prédestiné de Descharges. Les nefs avaient jusqu’à trois ponts et pouvaient contenir 800 personnes. Les caravelles n’en portaient guère plus de 80. Le gouvernail, les huniers, la boussole avaient rendu ces navires beaucoup plus marins que leurs prédécesseurs et les avaient affranchis des côtes, permettant les traversées intercontinentales, et aussi la Grande Piraterie.
De celle-ci les Français furent incontestablement les initiateurs. Les premiers ils s’intéressèrent aux découvertes espagnoles et portugaises, dont on disait tant de merveilles. Ils vinrent se poster sur les nouvelles routes. Dès son troisième voyage, Christophe Colomb fut obligé de se réfugier à Madère pour fuir les pirates français. Des Dieppois pillèrent aux Açores les trésors de Cortez. D’autres s’emparèrent de navires portugais et coupèrent le nez aux prisonniers en leur disant : “Eternuez l’or !” En 1508, un Français passa Le Cap et s’empara, dans le canal du Mozambique, d’un navire de Tristan d’Acunha.
La lutte de François 1er et de Charles Quint ne put qu’encourager de telles dispositions. En 1543, trois cents pirates français et anglais pillaient Carthagène pour la première fois. Par la suite, la haine des Huguenots pour Philippe II suscita des vocations. La Rochelle devint le centre d’une sorte de République pirate ; aux Saintongeais, Bretons, Normands et Gascons, se mêlaient des Anglais et des Hollandais. On les appelait les “Gueux de mer”. Le plus célèbre de ces pieux forbans fut le Rochelais Jacques de Sore qui, avec son compagnon le Normand François Le Clerc dit “Jambe de bois”, s’empara en 1555 de La Havane. Il brûla les églises, déshabillant les madones et poignardant les saints, massacra ses prisonniers pour se venger d’une contre-attaque espagnole, et prit la mer avec un butin immense.
Mais les guerres de religion absorbèrent ensuite toutes les énergies françaises, et le premier rang, à la fin du siècle, passa aux Anglais.
Les Anglais. — Les Vikings avaient semé sur toutes les côtes britanniques de tenaces traditions de piraterie qui foisonnèrent pendant tout le Moyen Age. Le roi n’ayant pas de marine, des marchands formèrent la “Ligue des cinque Ports” pour protéger leurs bateaux et en profitèrent pour piller les autres. Les gens de la côte sud, notamment ceux de Cornouailles, échangeaient des pillages à travers la Manche avec les Normands et les Bretons. La guerre de Cent ans fut, à cet égard, un fameux prétexte. Dès le XVè siècle certains “marchands aventuriers” poussèrent jusqu’à la côte espagnole. La Flandre, riche et voisine, n’était pas épargnée. Henri VII imagina diminuer la piraterie en la canalisant ; il délivra aux marins anglais qui avaient été pillés par un étranger des “lettres de marque” les autorisant à se rembourser sur n’importe quel autre navire de la même nationalité. On imagine les abus et les représailles !
Sous Elisabeth, les Anglais se lancèrent à la suite des Français dans la grande piraterie du domaine espagnol d’outre-mer. Le protestantisme de la nouvelle reine et son avidité, autant que la pauvreté relative de ses sujets, encouragèrent cette forme d’enrichissement sur les papistes abhorrés. C’était aussi un moyen de détourner des côtes anglaises les activités des pirates. Des grandes familles, notamment celle des Killigrew en Cornouailles, tiraient alors le plus clair de leurs revenus du pillage maritime local et l’on trouvait des associés des pirates jusque dans le Conseil Privé de Sa Majesté.
Elisabeth traqua ces pirates domestiques, mais encouragea secrètement les autres. “Les Gueux de mer” transportèrent leur centre principal de La Rochelle à Douvres, sous le commandement du comte de La Marck. Ils apportaient leur connaissance du domaine espagnol ; par malheur ils étaient un peu voyants et encombrants. Elisabeth dut les sacrifier aux réclamations de Philippe II, avec qui elle était alors en paix. Mais elle continua son appui à d’autres entreprises.
Le système commercial appliqué par l’Espagne à ses colonies était un dirigisme draconien. Tous les échanges étaient organisés par la Casa de Contratacion, à Séville. Deux convois se rendaient chaque année dans le Nouveau-Monde, portant les marchandises européennes, remportant l’or, l’argent et les produits exotiques : l’un, appelé “la flotte”, desservait les Grandes Antilles ; l’autre, “les galions”, touchait à Carthagène puis recevait, à Porto Bello, les marchandises du Pérou et du Chili acheminées par mer sur Panama, puis à travers l’isthme jusqu’à l’Atlantique. Tout commerçant, tout navire étranger naviguant dans ces eaux était considéré comme pirate.
Un Anglais, Hawkins, brava ces interdictions en se livrant à la contrebande et à la vente des esclaves noirs. Son troisième voyage, en 1568, se termina mal ; il eut de la peine à échapper aux Espagnols et faillit mourir de faim au retour.
Il fut vengé par son jeune parent, Francis Drake qui, en 1572, en collaboration avec le flibustier et géographe français, Guillaume Le Testu, enleva, dans l’isthme de Panama, le convoi de mules qui amenait aux galions l’or du Pérou. Sa seconde expédition fut commanditée par la Reine. Elle lui remit 1 000 écus, en lui recommandant de “n’en rien dire à Mylord Chancelier”, car on était en paix avec l’Espagne. Drake résolut de surprendre les Espagnols dans le Pacifique où ils se croyaient bien tranquilles et ne se gardaient pas. Sur cinq navires qu’il avait emmenés, un seul, le Golden Hinde sortit du détroit de Magellan. Il pilla Valparaiso, s’empara du navire chargé de l’or des galions, vint mouiller dans la baie déserte de San Francisco, traversa le Pacifique, prit une cargaison d’épices aux Moluques, faillit y rester sur un récif et rentra en Angleterre en 1580 ayant fait le tour du monde. Le roi d’Espagne protesta. Elisabeth déclara ignorer les faits, mais prit la plus large part du butin. Puis elle amena l’ambassadeur espagnol sur le navire de Drake, fit agenouiller celui-ci, tira son épée comme pour le châtier, mais l’embrassa en lui ordonnant : “Levez-vous, Sir Francis !” Désormais baron et amiral, Drake devint un héros national dans la guerre contre l’Espagne, ce qui ne lui enleva pas le goût de la piraterie ; il mourut dans une expédition ratée sur Porto Bello.
Le règne d’Elisabeth fut le paradis des nobles pirates. Le plus célèbre après Drake fut Georges Clifford, comte de Cumberland, qui fit surtout la chasse aux Portugais et reçut l’ordre de la Jarretière. Sous le règne pacifique de Jacques Ier, la course à l’Espagnol cessa d’être encouragée. Les pirates se rabattirent sur les côtes britanniques. Leur principal centre était Broadhaven en Irlande. Nous avons vu comment les principaux de ces pirates, pourchassés par Jacques Ier, trouvèrent refuge chez les Barbaresques.
Hubert DESCHAMPS