Le Canada espère remédier aux anomalies de son système d’acquisition d’équipements militaires grâce à des réformes organisationnelles. On lui souhaite bon courage. Sachant qu’il ne peut s’agir que d’améliorations de façade. Car la centralisation du processus d’acquisition de défense (lequel passe aujourd’hui par trois ministères différents), ne le fera pas sortir du carcan américain pour autant. Sur la base du Defense Production Sharing Agreement de 1956, il s’y est solidement établi une coopération nord-américaine fort déséquilibrée, source de distorsions et d’ennuis constants.
A peu près la moitié de la base militaro-industrielle canadienne est constituée de filiales US, l’autre moitié étant verrouillée dans le système américain du fait des collaborations diverses et des contraintes américaines draconiennes. Plus de 75% des exportations militaires canadiennes vont aux Etats-Unis, et le système de contrôle des exportations est aligné sur la US Munition List. Malgré tout, les interférences du gouvernement américain engendrent pour Ottawa d’énormes délais et surcoûts, en freinant de temps à autre les exportations militaires vers le Canada pour telle ou telle raison, selon l’humeur du jour.
Si, en principe, l’armée canadienne reste libre de choisir ses propres équipements, cet enchevêtrement fait que, en règle générale, les offres US ont préséance. Comme c’est justement le cas du F-35 Joint Strike Fighter maintenant. Lors du scandale qui éclata en avril 2012 autour de l’achat prévu des JSF, le gouvernement a été officiellement accusé, par le vérificateur général des comptes (entre autres), d’avoir nettement favorisé l’avion US. Notamment par des critères de sélection arbitraires censés démontrer que le F-35 est la seule option possible, et par des mensonges délibérés au public en sous-estimant le coût du programme de quelques 10 milliards de dollars. Les révélations se répètent et se suivent depuis.
Les critiques canadiens du programme ont beau jeu souligner le contraste entre, d’un côté, l’attachement du gouvernement au JSF (malgré un simulacre de « reset » du processus de compétition) et, de l’autre, les failles de l’avion confirmées même par Washington (ses difficultés par temps froid, en particulier, sont devenues « une blague nationale »). Comme le député Matthew Kollway l’a remarqué en mars dernier à la Chambre des Communes à Ottawa : « Les conservateurs se sont engagés à acheter les F-35 à plusieurs reprises, ils nous ont dit maintes fois qu’il était sur la bonne voie. Selon le Pentagone, le F-35 a besoin d’un hangar chauffé en Floride, il ne peut pas voler de nuit, et les pilotes doivent éviter les nuages. Le casque ne fonctionne pas. Comment les conservateurs peuvent-ils prétendre mener un processus d’acquisition légitime quand ils comparent des avions de combat réels à des avions en papier ? ».
L’argument choc, en faveur du JSF, est de brandir la menace des contrats (et donc d’emplois) perdus pour l’industrie canadienne, au cas où le pays choisirait un autre avion pour équiper ses forces aériennes. Le chantage est clair. Comme l’a récemment rappelé le vice-président de Lockheed Martin, si jamais le JSF n’est pas choisi, l’industrie canadienne ne recevra plus de contrats liés au programme. Deux rectifications s’imposent à cet égard. Premièrement, lorsqu’en 2002 le Canada s’est payé son ticket d’entrée de 150 millions d’USD à la phase développement et production des JSF, il était explicitement prévu que les futurs contrats découlent de cette contribution, sans engagement aucun pour l’achat des avions. Autrement, pourquoi attendre jusqu’en 2010 pour annoncer que le gouvernement avait soi-disant choisi le JSF, après de mûres réflexions ?
Deuxièmement, l’attribution des contrats JSF (et, avec eux, des emplois) a toujours été très aléatoire. Fait inédit, le ticket d’entrée ne donne droit à aucune retombée industrielle garantie. Le Canada (tout comme les autres « partenaires internationaux ») s’y est lancé en échange de la seule promesse que ses compagnies (moitié US, moitié sous contrôle US, rappelons-le) pourront se présenter candidat aux appels d’offres. Sous le mot d’ordre de la compétition libre, Lockheed jongle tantôt avec la bousculade entre firmes rivales (certaines sont déjà ruinées du fait des énormes investissements auxquels elles avaient consenti, pour être ensuite éliminées ou choisies mais victimes des incertitudes et des retards), tantôt avec les taux de change (les contrats de sous-traitance sont en USD sans clause compensatoire en cas de variations inéluctables).
Comme l’a souligné le vérificateur général au Canada, les décideurs avaient été avertis avant même l’entrée dans le programme, que « les bénéfices industriels ne pourront pas être garantis ». Qu’importe, ils se disent toujours confiants que, en cas d’achat, les industriels canadiens pourront concourir pour des contrats d’une valeur de 9,8 milliards d’USD au total. Or même s’ils remportaient tous les appels d’offres, sans exception, ce serait largement en deçà de ce que les F-35/JSF coûteront aux contribuables. Pour mémoire : de nos jours, les compensations (offsets) pour les achats majeurs d’avions avoisinent les 100% de la valeur du contrat.
En somme, le programme est conçu dès le départ de manière à enfermer les participants/futurs acheteurs derrière de nombreux cadenas. Par ailleurs, ce verrouillage politico-industriel n’est qu’un avant-goût de ce qui est envisagé ensuite pour le volet opérationnel. Là, c’est le fonctionnement même des avions, de même que leur entretien-gestion qui seront placés sous étroit contrôle US. Pour couronner le tout, presque comme une récompense pour travail bien fait, le Canada est sur le point d’expérimenter le processus d’érosion des capacités que l’analyste Giovanni de Briganti appela « le désarmement par le JSF ».
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