jeudi 10 octobre 2024

Les agents chimiques de guerre « Novichok »

Le Novichok a connu sa première médiatisation en mars 2018 lorsque l’ex-espion russe Sergueï Skripal et sa fille Yuliya ont été retrouvés inconscients à Salisbury au Royaume-Uni. Les autorités britanniques ont certifié quelques jours plus tard que l’empoisonnement de ces deux personnes était dû à un agent neurotoxique du groupe Novichok accusant la Russie soit d’en être responsable, soit d’en avoir permis la fuite au profit d’une puissance étrangère. Même chose pour Alexeï Navalny, désigné comme l’ennemi numéro un de Poutine, qui a perdu conscience le 20 août dernier à bord d’un vol entre Tomsk et Moscou après avoir bu un thé à l’aéroport. Il aurait été victime du même poison que celui de l’affaire Skripal, autrement dit un poison de nature militaire issu du groupe Novichok. Pourtant ces personnes ont survécu à l’une des substances chimiques considérées comme les plus dangereuses et mortelles qui aient été fabriquées par l’homme.

Qu’est-ce le Novichok, quels sont ses effets et quels sont les traitements possibles pouvant expliquer la survie des victimes ? 

Genèse

Jusqu’aux années 1950, les agents chimiques de guerre étaient unitaires, c’est-à-dire que l’agent toxique était contenu dans des munitions puis stocké jusqu’à son utilisation. Les problèmes résultant de la production, du stockage et des exigences liées à l’élimination de munitions chimiques, souvent instables ou périmées, ont conduit à développer des programmes de développement de systèmes d’armes létales « binaires », se basant sur la combinaison de deux ou plusieurs composés précurseurs non toxiques physiquement séparés. L’étape finale de la synthèse de l’agent toxique est réalisée avant ou pendant la mise à feu de la munition sur sa trajectoire. Cette technique limite les problèmes de toxicité pendant la manipulation, le transport et l’utilisation en elle-même.

Ainsi, l’Union soviétique, tenant compte du fait que les neurotoxiques qu’elle développait étaient très sensibles à l’humidité, a initié au cours des années 1970 le programme Foliant destiné à la fabrication d’armes nouvelles (Novichok) plus toxiques que les précédentes, non détectables selon les standards OTAN, capables de percer les moyens de défense développés par l’adversaire potentiel pour rendre inopérants les équipements de protection et en particulier les masques de protection respiratoire. Au moins trois agents chimiques de guerre ont alors été synthétisés : A 230, A 232 et A 234 dont les précurseurs sont stables et issus de l’industrie chimique.

Cinq types d’agents binaires ont été développés avec des précurseurs qui n’apparaissent pas dans les listes de substances interdites de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques.

Les premières informations fiables relatives aux agents Novichok ont été divulguées dans les années 1990, mais la composition et la méthode de synthèse de ces agents chimiques restent encore aujourd’hui tenues secrètes. Plus de 200 chimistes ont participé au développement du programme Foliant et les informations relatives au développement de ces armes chimiques restent très parcellaires.

Composition chimique, effets, traitements et décontamination

La partie structurelle des agents Novichok pourrait être le 2-fluoro-1,2,3 dioxophospholane. Une partie substantielle des données révélées provient uniquement des publications de Mirzayanov, Uglev et Zheleznyakov qui ont participé à leur développement et à leur synthèse.

Comme les organophosphorés, les agents chimiques Novichok — qui comportent en outre un atome de fluor (comme le Sarin ou le Soman plus connus) — sont des inhibiteurs de l’acétylcholinestérase au niveau de la synapse (jonction entre le neuromédiateur libéré par le nerf et le muscle) lors d’une stimulation. L’acétylcholinestérase joue alors le rôle d’interrupteur en détruisant l’acétylcholine pour faire cesser cette stimulation. En présence d’un agent neurotoxique, l’acétylcholinestérase est neutralisée et ne peut donc plus jouer son rôle d’inhibiteur de l’acetylcholine, provoquant une crise cholinergique se traduisant par une hyperstimulation des muscles.

L’empoisonnement se traduit par des diarrhées, des vomissements, des crampes abdominales, un myosis ou une mydriase, une hypersalivation, des douleurs pulmonaires, une bradycardie (ralentissement du rythme cardiaque) et une rétention urinaire. La mort intervient par asphyxie, par atonie des muscles respiratoires. En cas de survie, si un traitement est administré dans les plus brefs délais (quelques minutes tout au plus), de graves séquelles neurologiques persistantes sont à craindre.

Au point de vue thérapeutique, il semble que le procédé qui consiste à restaurer la fonction de l’AChE inhibée par ces agents ne soit pas efficace, non seulement en raison du processus de vieillissement rapide mais également en raison de la charge positive partielle affaiblie sur l’atome de phosphore. En effet, les réactivateurs actuellement disponibles (pralidoxime, obidoxime, HI-6) attaqueraient très difficilement ce phosphore. De ce fait, la seule thérapie serait symptomatique (combinaison d’agents anticholinergique et d’anticonvulsivant) ou l’administration de « bioscavengers » tels que la butrylcholinestérase (BchE, EC 3.1.1.8).

La décontamination repose essentiellement sur la rapidité des opérations, et le traitement immédiat de la peau contaminée peut préserver la survie des victimes en empêchant la progression des effets nocifs associés à l’intoxication. La décontamination des lieux par des solutions javellisées titrées à plus de 0,5% de chlore peut limiter le transfert de la contamination.

Formules chimiques supposées des agents du groupe Novichok.

Enseignements

Les Novichok n’ont jamais encore été utilisés dans les zones de combat ou sur des théâtres d’opération, mais leur apparition soudaine dans les médias à la suite d’empoisonnements d’ex-ressortissants russes ou d’opposants en font plus des armes politiques que de destruction massive.

Toutefois, avec le recul, il est difficile d’affirmer que Skripal et sa fille aient été empoisonnés avec cette substance dont la fabrication reste des plus secrètes et qui est particulièrement délicate à mettre en œuvre car c’est un composé binaire nécessitant obligatoirement une manipulation avant d’être utilisé. Par ailleurs, il faudrait que les laboratoires britanniques aient un échantillon de l’ensemble des substances du groupe Novichok pour pouvoir identifier formellement celui qui aurait été utilisé lors de cet empoisonnement. Même chose concernant Alexeï Navalny dont le diagnostic d’empoisonnement au Novichok laisse à penser que les laboratoires allemands seraient également en mesure d’identifier formellement un agent toxique de ce groupe, ce qui ne peut avoir lieu qu’à partir d’échantillons issus d’une banque de données précises enregistrées dans leurs appareils d’analyses. Ces deux points ne manquent pas de surprendre car, près de trente ans se sont écoulés depuis que les dernières informations sur les mystérieux agents Novichok ont été révélées. Néanmoins les données fiables et exactes manquent encore de nos jours, le secret de leur fabrication étant particulièrement protégé par les autorités russes.

De plus, les agents A sont des neurotoxiques qui ont, théoriquement, une toxicité plus élevée ou tout au moins similaire au VX développé par les États-Unis. Les symptômes d’intoxication sont jugés pratiquement incurables et les personnes exposées à ce type d’agent chimique demeurent handicapées à vie si elles survivent. Les rapports décrivent une neurotoxicité retardée, caractérisée par une atteinte grave du système nerveux et se manifestant par une paralysie qui peut survenir plusieurs semaines après la contamination. De fait, beaucoup d’interrogations restent à ce jour sans réponse sachant que :

  • la toxicité des agents Novichok est particulièrement élevée (quelques milligrammes suffisent à tuer un être humain),
  • qu’ils agissent extrêmement rapidement dans l’organisme (en seulement quelques minutes en fonction de la dose absorbée),
  • qu’il n’existe pas à ce jour, a priori, de traitement efficace et qu’il faudrait de toute façon l’administrer dans les minutes qui suivent l’empoisonnement,
  • que les effets secondaires, en cas de survie, sont persistants et particulièrement handicapants.

Il apparaît donc, du point de vue scientifique, que le doute subsiste concernant l’usage de tels agents binaires pour exécuter des ressortissants russes pour quelque raison que ce soit.

Claude LEFEBVRE

Consultant en technologies de défense NRBC (détection, identification, protection, décontamination, prophylaxie), AMOA projet NRBC. Auparavant, plus de 37 années de service dans l’armée de Terre en tant que spécialiste du domaine de la défense NRBC.

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