mardi 26 novembre 2024

L’intelligence de l’homme d’action

On ne reprochera pas à l’auteur de cet essai la tendance à intellectualiser la figure du politique. Je me suis bien plutôt efforcé de souligner ce qui en fait une espèce d’homme opposée à celle de l’intellectuel. Seulement, on le voit maintenant : si dans ses fonctions organiques et dans son mécanisme psychologique le politique est la formule inverse de l’homme destiné à la pensée, il ne sera pas un grand politique s’il ne possède pas une politique de haute mer, de puissante envergure, de longue distance, s’il n’a pas eu la révélation de ce qu’il faut faire, dans une nation, avec l’État. Or, une telle clairvoyance est l’œuvre de l’entendement et il semble par conséquent illusoire de croire que le politique puisse être un politique sans être en même temps, dans une large mesure, un intellectuel.

Cette touche d’intelligence qui, comme un feu de Saint-Elme, couronne la figure énergique de l’homme d’action est, à mon avis, le symptôme qui distingue le politique éminent du ridicule petit gouvernant commun. Les autres composants en effet, sans aucun doute brutaux, qui constituent le support vital, le socle psychophysiologique, apparaissent en beaucoup d’indi­vidus. Presque tous les hommes d’action les possèdent. Mais c’est là l’erreur, à mon avis : croire qu’un politique est tout simplement un homme d’action sans voir que c’est le type d’homme le plus rare, le plus difficile à obtenir, précisément parce que les caractères les plus antagoniques doivent s’unir en lui, la force vitale et l’entendement, l’impétuosité et la vivacité d’esprit. De l’esprit absolument clair, un étrange fluide se répand alors sur les puissances inférieures servant à l’action, qui les baigne et les fertilise, leur prêtant une grâce élevée, une élasticité et un rythme si assuré qu’elles écartent d’elles la grossièreté, la barbarie qui les constituent.

En cela, comme en tout ce qui se réfère au politique, César est le meilleur exemple. Son profil prodigieux peut valoir comme paradigme du genre et de la dose d’intelligence qu’on exige ici du grand politique. Qu’on le compare à Marius, à Pompée, à Marc Antoine, splendide série de fougueux animaux humains. Il leur manque à tous la petite flamme de Saint-Elme que produit sur les cimes la combustion de l’esprit. Aucune vision, aucune prévision chez eux. Ils sont d’énormes automates sous le poids du Destin. Le Destin ne tombe pas du dehors sur César, il est en lui, c’est lui qui le porte et qui est le Destin. En cela, en effet, réside la maîtrise suprême octroyée à l’esprit. Comme toute chose dans l’univers, l’esprit aussi est soumis au Destin. (Ce qui n’est pas Destin n’est que frivolité.) Seulement, l’esprit voit ce Destin, il le transperce et le traverse avec le dard de l’intelligence. Comprendre c’est saisir. Le Destin compris, le Destin saisi, c’est le Destin domestiqué. César l’attache à son flanc comme un cerbère docile.

César est un cas exemplaire d’acuité intellectuelle. Personne à son époque ne voyait dans la situation autre chose que des problèmes apparemment insolubles. César a vu la solution claire, rayonnante, féconde. Et cette solution reposait simplement dans une compré­hension rigoureusement analytique de ce qu’était la société romaine à ce moment-là ; de ce qu’elle pouvait être, de ce qu’elle ne pouvait plus être. Comme presque toutes les grandes solutions, celle-là prit un aspect paradoxal. Les maux de Rome – tout le monde, et les conservateurs les premiers, insistait sur ce point – venaient de la fabuleuse expansion à laquelle le pouvoir romain en était arrivé. Aussi les conservateurs demandaient-ils qu’on renonçât à tout accroissement nouveau. La solution de César – que les temps ont confirmée par une expérience millénaire – fut strictement le contraire : l’élargissement illimité, l’em­pire universel, l’inclusion dans la sphère romaine de l’Occident intact encore – qui était alors, face aux vieilles nations orientales, la terre nouvelle, l’Amérique des Anciens.

Seulement, cette solution qui, tel un médicament, se laisse réduire en une formule si simple, suppose une ample analyse de la situation historique à laquelle Rome était arrivée, une pesée minutieuse des forces composant la société, une visée audacieuse et résolue qui permît de voir la forme de l’État romain, encore en vigueur, installée, consacrée, comme une misérable survivance du passé. Selon moi, ce pouvoir de reconnaî­tre ce qui est mort dans ce qui semble vivant est la caractéristique éminente du génie politique.

Dans le cas de César, je le répète, cette intuition de ce qu’il faut faire avec l’État dans une nation se trouve à découvert et sous une forme paradigmatique.

Chez Mirabeau, qui montre en lui si ostensiblement la force titanesque du politique, cet élément d’inspira­tion apparaît moins évidemment. Il ne lui a pourtant pas manqué. Nous avons déjà remarqué sa certitude, son assurance quand il pénètre immédiatement le Destin de la France. Seulement, en 1780, ce qu’il y avait à faire avec l’État dans la nation était relativement peu de chose. La nation avait atteint un moment de pleine santé, de richesse morale et matérielle. Cinq, six siècles de travail avaient placé dans l’histoire active la presque totalité du peuple français. La civilisation, pénétrant de strate en strate, avait fécondé presque jusqu’aux dernières couches de la société. Ce qu’il y avait à faire avec l’État était très simple : l’ôter, le réduire à sa plus petite expression, l’interposer le moins possible entre les individus, faire de lui en quelque sorte l’image virtuelle de la société même se regardant dans le grand miroir de l’autorité. Ce fut la Démocratie – le gouvernement de la société par la société.

César avait davantage à faire. Il était nécessaire, avec l’État, de réorganiser la société elle-même. Sa mort prématurée ne lui a permis que de commencer la trajectoire correspondant à ses prévisions, mais malgré quelques infidélités ici ou là, c’est en accord avec ces prévisions que se fit la politique de l’Empire, qui peu à peu forma une société nouvelle (Les successeurs de César furent cependant incapables d’innover à fond et l’Empire, pour cette raison, est né blessé déjà à mort. Le problème de l’Europe, aujourd’hui, si elle veut survivre, revient à éviter une solution comme celle de l’Empire romain).

Selon moi, le cas de l’Espagne actuelle pose un problème de nature semblable. Ce qu’il y a à faire n’est pas tant, ni essentiellement, un État ad hoc – comme au temps de Mirabeau – qu’une société nouvelle. Pour cela, bien sûr, un État nouveau est nécessaire ; seulement, la mission qu’il doit remplir et qui doit orienter l’esprit quand il aspire à inventer cet État ne se trouve pas dans l’État lui-même, mais dans ses effets, c’est-à-dire dans la transformation de la société espagnole actuelle, pratiquement paralysée, en une nouvelle société dynamique.

Cette situation n’est pas particulière à l’Espagne. Avec des facteurs adjacents tout à fait distincts, qui obligeraient à prendre en compte de grandes différences, la situation est la même dans les autres nations d’Europe. A l’inverse de ce qui se passait en France vers 1780, elles manquent toutes de possibilités pour affronter l’existence actuelle. Ce sont des peuples très vieux, et la vieillesse se caractérise par l’accumula­tion des organes morts, des matières cornées ; les ongles poussent, les cheveux, les callosités, au détriment du nerf et du muscle. Des parties entières de l’orga­nisme se sont ankylosées. Ainsi va l’Europe, navire chargé de lest déposé dans ses flancs et sa quille par un long passé. Difficile navigation ! Il faut alléger le navire ; revenir à l’évidence, à l’essentiel – être pur muscle et nerf et tendon. La réforme doit d’abord être celle de la société, afin d’obtenir un corps public au plus haut point élastique, capable de sauter sur les continents – Amérique, Asie, Afrique.

Une telle entreprise sera-t-elle possible ? Il est du moins évident qu’il n’y a pas, à l’horizon visible de l’Europe, le type d’homme politique capable d’inspira­tions assez fines qui mettent sur la piste de ce qu’il faut faire. A mesure qu’avance l’histoire d’un peuple ou d’un groupe de peuples, la figure du vrai politique devient plus insolite. La raison de cela n’a rien de mystérieux. Dans les premiers âges, les sociétés, sans passé derrière elles, ont une structure plus simple et leur analyse est plus facile. L’homme d’action n’a pas besoin d’une grande vigueur intellectuelle pour découvrir ce qu’il y a à découvrir. Mais avec le progrès des temps, la société se complique et les politiques doivent être toujours plus des intellectuels, qu’on le veuille ou non. Or, la difficulté d’unir l’un avec l’autre, l’improbabilité que les deux opposés coïncident chez le même homme augmentent progressivement. Au point que, à un certain moment, à la dernière heure, à l’heure la plus grave, quand ils seraient le plus nécessaires, on ne les trouve pas. Quand on a eu la curiosité de suivre les derniers siècles de Rome, on remarque ce fait tragique : on ne voit plus de grand politique. Au lieu de reconnaître la nécessité d’unir la force avec l’intelligence, on fait des essais exclusifs, en accentuant à l’extrême les qualités de force, et on cherche de purs hommes d’action. Ainsi s’explique-t­on qu’en ces temps où Rome est moribonde, quand il eût été plus opportun d’avoir un César, on ne trouve qu’un Stilichon, un soldat.

Tous les essais, qu’on fait aujourd’hui en Europe comme alors à Rome, sont vains pour tirer en avant des nations enlisées, en éliminant de leur direction l’intelligence. Dans une tribu primitive, voire dans un peuple sain et simplement barbare, le dessein serait peut-être efficace, mais dans des sociétés très anciennes, la prétendue simplification des questions et des métho­des n’est pas la meilleure recette.

Il convient de donner un nom à cette forme d’intelli­gence qui est le composant essentiel du politique. Appelons-la l’intuition historique. Il suffirait, en toute rigueur, de la posséder. Mais il est très peu vraisemblable qu’elle puisse apparaître dans un esprit qui n’aurait pas été stimulé préalablement par d’autres formes d’intelligence complètement étrangères à la politique. César, lorsqu’il traverse les Alpes en litière, compose un traité d’Analogie, comme Mirabeau écrit en prison une Grammaire et Napoléon, dans son campement sur la neige russe, le minutieux Règlement de la Comédie-­Française. Je le regrette beaucoup, mais la vérité m’oblige à dire que je ne croirai jamais aux dons d’un politique dont on n’a pas entendu dire ce genre de choses. Pourquoi ? C’est très simple. Ces créations supplémentaires et superflues sont le symptôme sans équivoque que ces hommes connaissaient la jouissance intellectuelle. Quand un esprit jouit de son propre exercice et ajoute à l’allure obligée le saut luxueux – comme le muscle de l’adolescent qui complique la marche par le saut pour le pur plaisir de jouir de sa propre élasticité -, c’est qu’il s’est complètement développé, qu’il est capable de tout comprendre.

Qu’on ne prétende pas exclure du politique la théorie, la vision purement intellectuelle ; l’action doit être en lui précédée d’une prodigieuse contemplation : c’est ainsi seulement qu’elle sera une force dirigée et non un torrent stupide ravageant le fond de la vallée. Le maître Léonard l’a dit joliment il y a cinq siècles :

La teoría è il capitano e la prattica sono i soldati.

José Ortega y Gasset (1883-1955)

In Le Spectateur

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