mardi 23 avril 2024

Polybe : les institutions militaires des Romains

  • L’enrôlement et l’organisation des légions
  • L’armement des légionnaires
  • Le camp romain
  • Le service de garde
  • Les punitions et les récompenses
  • Les soldes
  • L’armée en marche

Après avoir élu les consuls, les Romains désignent les tribuns militaires à raison de 14 pris parmi les candidats ayant cinq années de service et de 10 pris parmi ceux qui ont servi 10 ans. Les autres citoyens doivent tous, avant d’avoir atteint l’âge de 46 ans, 10 années de service dans la cavalerie ou 16 dans l’infanterie (1), à l’exception de ceux dont les biens sont évalués à moins de 400 drachmes et qui servent dans la marine (2). Dans les périodes de danger, les fantassins doivent 20 années de service. Nul n’a le droit d’exercer une magistrature s’il n’a servi durant 10 ans. Quand les consuls en charge vont procéder à l’enrôlement des soldats, ils annoncent devant l’assemblée du peuple la date à laquelle tous les Romains en âge de servir devront se présenter. Ils font cela tous les ans. Le jour venu, quand les appelés sont arrivés à Rome et se sont rassemblés au Capitole (3), les tribuns les plus jeunes se répartissent, suivant l’ordre dans lequel ils ont été nommés par le peuple ou par les consuls (4), en quatre groupes correspondant aux quatre légions que doit fournir la levée générale à laquelle on procède d’abord (5). Les quatre premiers tribuns sont affectés à la première légion, les trois suivants à la seconde, les quatre qui viennent après à la troisième, et les trois derniers à la quatrième. Quant aux dix tribuns plus anciens, les deux premiers sont affectés à la première légion, les trois suivants à la seconde, les deux qui viennent après à la troisième, et les deux derniers à la quatrième.

Les tribuns ayant ainsi été répartis de façon que chaque légion ait le même nombre d’officiers supérieurs, ils vont s’asseoir par groupes séparés correspondant chacun à une légion. Puis ils tirent au sort les tribus et les appellent l’une après l’autre, à mesure que le tirage les désigne. Dans chaque tribu, ils choisissent quatre hommes ayant à peu près le même âge et la même stature et les font avancer. Les tribuns de la première légion font leur choix les premiers, puis ceux de la deuxième, puis ceux de la troisième, et ceux de la quatrième prennent le dernier. On fait ensuite avancer quatre autres hommes et ce sont alors les tribuns de la deuxième légion qui choisissent les premiers et ainsi de suite, ceux de la première prenant le dernier. Puis, sur un troisième groupe de quatre, ce sont les tribuns de la troisième légion qui choisissent les premiers, ceux de la deuxième prenant à leur tour le dernier. De cette façon, chacun effectuant son choix à tour de rôle, les troupes formant les quatre légions sont de qualité à peu près identique.

Jadis, lorsqu’on avait ainsi enrôlé les effectifs prévus, c’est-à-dire 4200 cents hommes par légion, et parfois 5000 en cas de péril exceptionnel, l’usage voulait qu’on choisît, après les 4200 fantassins, les cavaliers, mais aujourd’hui ceux-ci sont choisis les premiers sur la liste dressée par les censeurs en fonction de la fortune. On en enrôle trois cents pour chacune des légions (6).

L’enrôlement une fois achevé, les tribuns désignés pour cela dans chaque légion rassemblent les hommes retenus, choisissent parmi eux tous le plus qualifié et lui font prêter un serment par lequel il s’engage à obéir à ses chefs et à faire de son mieux pour exécuter les ordres reçus. Puis tous les autres soldats s’avancent un par un et prêtent le même serment.

Vers la même date, les consuls envoient des instructions aux magistrats des cités alliées d’Italie qu’ils ont choisies pour fournir des contingents (7). Ils leur indiquent les effectifs dont ils ont besoin ainsi que le jour et l’endroit où ces troupes devront se rassembler. Les cités procèdent alors à l’enrôlement et font prêter serment aux hommes à peu près comme cela se fait à Rome. Puis, après avoir désigné un officier pour les commander ainsi qu’un intendant, elles mettent leurs contingents en route.

À Rome cependant, après la prestation de serment, les tribuns font connaître, pour chacune des légions, le jour et le lieu où les hommes devront se présenter sans leurs armes, puis ils les renvoient chez eux.

Ensuite, le moment venu, quand leurs hommes sont arrivés au rendez-vous, ils choisissent les plus jeunes et les plus pauvres pour former avec eux des unités de vélites, puis ils prennent leurs aînés immédiats pour servir comme hastati, puis les hommes dans la force de l’âge comme principes, et enfin les plus anciens comme triarii.

Hastati, triaire et vélite

Telles sont, dans chaque légion, les diverses catégories de soldats que l’on distingue par leur dénomination, par leur âge et aussi par leur armement. La répartition est faite de telle sorte que les anciens, c’est-à-dire les triarii, soient au nombre de 600, les principes au nombre de 1200 et les hastati au nombre de 1200 également, le reste, c’est-à-dire les plus jeunes, servant comme vélites. Si la légion compte plus de 4000 hommes, les proportions existant entre ces catégories restent les mêmes, excepté pour les triarii dont le nombre ne change pas (8).

L’armement réglementaire pour les vélites se compose d’une épée, de javelines et d’une parma. Cette parma est suffisamment résistante et présente une surface assez grande pour assurer une protection efficace. Elle est de forme circulaire et son diamètre est de trois pieds. Les vélites sont en outre coiffés d’un casque sans aigrette, qu’ils recouvrent parfois d’une peau de loup ou de quelque autre bête, à la fois comme protection et comme marque distinctive, afin que les officiers subalternes puissent, dans l’action, reconnaître ceux qui se battent bien et ceux qui se battent mal. Le bois de leurs javelines a généralement deux coudées de longueur et un doigt d’épaisseur. La longueur du fer est d’un empan et il est si effilé qu’il se recourbe inévitablement au premier choc. Ainsi les ennemis ne peuvent renvoyer le javelot. S’il en était autrement, cette arme pourrait, aussi bien qu’aux Romains, servir à leurs adversaires.

Les soldats qui, pour l’âge, viennent en second, ceux qu’on appelle les hastati, doivent porter un armement complet. Cette panoplie se compose comme suit : d’abord un bouclier à surface convexe, large de deux pieds et demi et long de quatre… et sur le bord… une palme encore (9)… Il est fait de deux planches collées ensemble et recouvertes extérieurement de grosse toile, puis de peau de veau. Les bords supérieur et inférieur sont garnis de bandes métalliques, qui résistent aux coups de taille des épées et grâce auxquelles le bouclier ne s’abîme pas quand on le dépose à terre. Une bosse de fer fixée au centre du bouclier protège le porteur contre les pierres, les coups de sarisse et tous les projectiles perforants arrivant sur lui de plein fouet (10). Avec le bouclier, il y a l’épée. Le soldat romain la porte contre la cuisse droite. C’est l’épée dite « espagnole » (11). La pointe en est très aiguisée et les deux tranchants peuvent tailler fortement, car la lame est bien trempée et ne plie pas. La panoplie comporte en outre deux javelots, un casque de bronze et des jambières. Il y a des javelots de deux sortes, les uns lourds, les autres légers. Le bois des javelots lourds peut être rond – avec un diamètre d’une palme – ou carré – le côté du carré étant également d’une palme. Le javelot mince, que l’on porte avec l’autre, ressemble à un épieu de chasse de dimension normale. Tous ont une hampe longue de trois coudées. Le fer, garni de barbelures, qui s’y trouve fixé est de même longueur que le bois. Ce fer s’enfonce dans la hampe jusqu’à mi-longueur et il est retenu par de nombreux crampons. Il est ainsi solidement attaché et d’une efficacité assurée, au point que, à l’usage, il peut arriver qu’il se brise, mais jamais qu’il joue dans la hampe, cela bien qu’à son extrémité inférieure, dans sa partie pénètre le bois, son épaisseur atteigne un doigt et demi. On voit quel soin on apporte à cet assemblage (12).

En sus de ces armes, les soldats romains se parent d’un panache comportant trois plumes rouges ou noires, toutes droites et hautes d’une coudée. Avec ces plumes qui se dressent sur leurs casques, et toutes leurs armes, ils paraissent deux fois plus grands qu’ils ne sont en réalité. Cela leur donne belle allure et constitue pour l’ennemi un spectacle impressionnant. Les soldats d’origine modeste se mettent en outre sur la poitrine une plaque en bronze, formant un carré d’un empan de côté, qu’ils appellent leur « protège-cœur», et cela complète leur armement. Mais ceux dont les biens sont évalués à plus de 10000 drachmes portent, au lieu de ce plastron, une cotte de mailles.

Les principes et les triarii sont armés de la même façon, mais au lieu des javelots les triarii portent une lance (13).

Parmi tous ces soldats, on désigne dans chacune de ces catégories, les vélites mis à part, dix centurions choisis d’après le mérite. Après quoi on en désigne encore dix autres. Tous ces officiers sont appelés des centurions (14). Le premier d’entre eux siège même au conseil d’état-major. Les centurions désignent ensuite, à leur tour, un nombre égal d’optiones Puis, avec les centurions, on répartit les hommes de chacune des classes d’âge, les vélites mis à part, en 10 groupes. À chaque groupe on assigne deux centurions et deux optiones, tandis que les vélites sont également répartis entre tous. Ces groupes sont appelés des compagnies ou des manipules ou encore des « enseignes » (15). Ils ont pour officiers des commandants de compagnie ou centurions. Dans chaque manipule, les centurions choisissent parmi leurs soldats deux hommes particulièrement vigoureux et vaillants pour en faire des porte-enseignes. Il est naturel qu’il y ait deux officiers par compagnie, car un chef peut faiblir ou tomber. Or les nécessités de la guerre n’admettent aucun prétexte et on ne veut pas qu’un manipule reste jamais sans officier pour le commander. Quand les deux centurions sont présents, le premier nommé commande la section de droite du manipule, le second la section de gauche, mais s’il en manque un, l’autre commande toute la compagnie. Ce qu’on attend des centurions, ce n’est pas tant qu’ils fassent preuve d’audace et qu’ils aiment les risques. On préfère qu’ils aient le don du commandement, du sang-froid et de la pondération. On ne leur demande pas de prendre l’initiative de l’attaque et d’engager le combat, mais plutôt de tenir bon ou de se faire tuer sur place quand, ayant le dessous, ils sont soumis à la pression de l’ennemi.

De la même façon, on répartit les cavaliers en dix turmes. Dans chacune, on désigne trois officiers, qui, à leur tour, choisissent trois optiones. Le premier officier choisi commande toute la turme. Les deux autres font fonction de chefs de peloton, mais tous les trois sont appelés des décurions. Si le premier nommé n’est pas là, c’est le second qui prend le commandement de la turme.

Quant à l’armement des cavaliers, il est aujourd’hui semblable à celui des cavaliers grecs. Mais autrefois ils ne portaient pas de cuirasse et combattaient revêtus d’une simple tunique, ce qui leur donnait beaucoup d’aisance pour descendre de cheval ou se remettre en selle avec promptitude, mais les rendaient très vulnérables dans le combat, parce que leur corps n’était pas protégé. Leurs lances, d’autre part, étaient des armes peu efficaces et cela pour deux raisons. Étant donné leur minceur et leur fragilité, il était impossible de leur faire atteindre le but, car, avant d’y arriver, la pointe s’accrochait à n’importe quoi, et le plus souvent l’arme se brisait avec les secousses provoquées par les mouvements du cheval. En outre, comme elles n’étaient pas ferrées à leur extrémité inférieure, on ne pouvait porter qu’un seul coup de pointe puis, le fer une fois brisé, l’arme ne servait plus à rien. Les boucliers des cavaliers étaient en peau de bœuf et avaient la même forme que ces gâteaux renflés dont on se sert pour les sacrifices. Ne supportant pas les chocs, ils ne servaient à rien pour les charges et, quand la pluie avait amolli et détérioré le cuir, ces armes, qui déjà ne rendaient guère de services, devenaient alors totalement inutilisables. C’est pourquoi, ayant constaté à l’expérience que leurs cavaliers étaient mal équipés, les Romains adoptèrent bientôt l’armement à la grecque, lequel comporte une lance, de fabrication robuste et sûre, dont le premier coup de pointe porte juste et avec force, et qui, étant ferrée également à l’extrémité inférieure, peut être retournée et par conséquent continuer à servir et à frapper fort : Il en est de même pour le bouclier, qui est lui aussi construit de façon à résister aux projectiles et aux coups portés de près. Voilà pourquoi les Romains se sont empressés d’imiter en cela les Grecs. Ce peuple est en effet plus apte qu’aucun autre à modifier ses usages pour imiter ceux qui lui paraissent meilleurs chez autrui.

Après avoir ainsi réparti les hommes et leur avoir donné toutes instructions concernant leur armement, les tribuns les renvoient chez eux. Puis, quand arrive le jour où les appelés ont juré de se rassembler à l’endroit indiqué par les consuls – en règle générale, il s’agit de deux endroits différents, car chacun des deux consuls est mis à la tête d’une armée composée de deux légions de troupes romaines et d’une partie des contingents alliés -, tous ceux qui ont été enrôlés se présentent et il n’y a pas de défaillances, car on n’accepte aucune excuse de la part d’un homme qui a prêté serment, si ce n’est un présage contraire ou un cas de force majeure. Lorsque les troupes alliées ont rejoint les Romains, les officiers désignés par les consuls, qui sont au nombre de douze et qui sont appelés les praefecti, les prennent en main et les organisent (16). Tout d’abord, ils choisissent parmi tous les appelés les meilleurs soldats, cavaliers et fantassins, qui sont mis à la disposition du consul et appelés dès lors les extraordinarii, ce qui correspond au terme grec d’épilectoï. Au total, les forces alliées comptent, pour l’infanterie, autant d’hommes que les légions romaines et, pour la cavalerie, trois fois plus. Là-dessus, un tiers des cavaliers et un cinquième des fantassins sont désignés pour faire partie des extraordinarii. Le reste est partagé en deux corps appelés, l’un, l’ala de droite, et l’autre, l’ala de gauche.

Ces dispositions une fois prises, les tribuns emmènent les troupes romaines et alliées réunies et leur font établir un camp selon un modèle simple et unique, qui reste le même en toutes circonstances et en tout lieu. L’occasion me paraît donc ici tout indiquée de faire mon possible pour donner au lecteur, dans la mesure où des mots y suffiront, une idée de la façon dont on range les armées romaines dans les marches, dans les campements et sur les champs de bataille (17). Qui en effet pourrait être assez indifférent à ces nobles et graves travaux pour se refuser à prêter quelque attention à mon propos, dès lors qu’une simple lecture suffira pour l’instruire sur un sujet particulièrement digne d’intérêt ?

Voici donc comment les Romains organisent leurs camps. L’emplacement une fois choisi, on réserve toujours pour la tente du général l’endroit d’où on peut le mieux observer tout ce qui se passe alentour. On plante alors un fanion là où cette tente se dressera et on délimite autour d’elle une surface quadrangulaire dont les côtés se trouvent tous à égale distance, soit cent pieds, de ce repère, en sorte que sa superficie est de quatre plèthres (18). D’un côté seulement de ce carré – celui, toujours, qui est orienté dans la direction la plus indiquée pour aller à l’eau et au fourrage -, on installe les quartiers des légions romaines. Comme il y a, avons-nous dit, six tribuns par légion et que chaque consul a toujours avec lui deux légions, il y a évidemment douze tribuns en tout. Leurs tentes sont toutes dressées sur une même ligne parallèle au côté du carré qu’on a choisi, dont elle est distante de cinquante pieds, afin de laisser la place nécessaire pour les chevaux, les bêtes de somme et les bagages de ces officiers. Ces tentes, tournant le dos au carré du général, ouvrent vers l’extérieur, c’est-à-dire du côté que nous appellerons désormais, en parlant de l’ensemble du retranchement, le front du camp. Elles sont espacées de façon régulière sur une ligne qui court tout le long de l’emplacement réservé aux légions romaines.

On trace ensuite, à cent pieds en avant de cette ligne de tentes et parallèlement à elle, une nouvelle ligne au-delà de laquelle on établit les quartiers des légions. Voici comment ces quartiers sont dessinés. Partant du milieu de cette dernière ligne, on en trace une autre, à la verticale, puis, de part et d’autre et se faisant face à 50 pieds de distance – la ligne tracée passant exactement au milieu –, on réserve la place voulue pour la cavalerie de chacune des deux légions. Le campement des fantassins se présente comme celui des cavaliers ; c’est-à-dire que, pour chaque manipule comme pour chaque turme, il dessine un carré. Les tentes réservées à chaque unité ouvrent sur les voies transversales et forment une façade longue de cent pieds. En général, on essaie de faire en sorte que la profondeur du campement soit égale à sa longueur, cette règle ne valant pas pour les troupes alliées. Quand on met en campagne des légions à effectifs renforcés, on augmente dans la même proportion cette longueur et cette profondeur.

Une fois donc qu’on a installé les cavaliers de part et d’autre d’une sorte de rue rejoignant à la verticale le centre de la ligne formée, comme on l’a vu ci-dessus, par les tentes des tribuns et l’espace laissé libre devant elle (19) – de fait, le dessin formé par l’ensemble des voies transversales ressemble à un plan de rues, que bordent les façades présentées d’un côté par les quartiers des manipules et de l’autre par ceux des turmes – on adosse à leurs tentes celles des triarii de l’une et l’autre légion, chaque manipule occupant derrière chaque turme une surface pareillement rectangulaire, avec un côté qui coïncide, tandis que les tentes ouvrent dans des directions opposées. Les effectifs des triarii étant inférieurs de moitié à ceux des autres catégories de soldats, on installe chacun de leurs manipules sur un rectangle dont la profondeur est, elle aussi, inférieure de moitié à la longueur. Ainsi, bien que les effectifs des diverses unités soient souvent inégaux, l’emplacement qu’elles occupent reste toujours de même longueur, la profondeur seule étant variable.

Triaire

Ensuite, laissant à nouveau, et des deux côtés, une voie large de cinquante pieds entre les uns et les autres, on installe les quartiers des principes face à ceux des triarii, qui, s’alignant le long de cette voie transversale, délimitent deux nouvelles rues. Comme celle du quartier des cavaliers, ces rues partent à la verticale de la grande voie large de cent pieds qui se trouve devant les tentes des tribuns, et aboutissent sur le côté du camp auquel ces tentes font face et que nous avons appelé le front de tout le retranchement. Après les principes et également dos à dos avec eux, on installe sur l’emplacement contigu les quartiers des hastati. Chacune de ces catégories de légionnaires formant, comme on l’a vu, dix manipules, toutes les rues qui les séparent sont de même longueur et toutes aboutissent sur le front du camp, vers lequel sont tournées les tentes des manipules installées aux extrémités (20).

Puis, après les hastati, à cinquante pieds de distance et face à eux, se trouvent les quartiers de la cavalerie alliée, alignés parallèlement aux leurs et sur la même longueur. Chez les alliés, comme je l’ai dit plus haut, les effectifs des troupes à pied sont égaux à ceux des légions romaines, déduction non faite des extraordinarii, tandis que les cavaliers sont deux fois plus nombreux, après déduction du tiers d’entre eux, pour servir également comme extraordinarii.

C’est pourquoi, afin que la surface occupée par leurs quartiers ne dépasse pas, en longueur, celle qui est réservée aux légions romaines, on l’accroît en profondeur dans les proportions voulues. Au total, cinq rues transversales se trouvent ainsi délimitées et les manipules des alliés, tournant le dos à leur cavalerie, sont installés sur une surface rectangulaire dont on augmente plus ou moins la longueur selon le nombre des hommes. Leurs tentes ouvrent sur les retranchements latéraux qui protègent le camp de part et d’autre de son front. Parmi les tentes alignées de chaque manipule, les centurions occupent toujours la première et la dernière de la file. En installant ainsi les quartiers des légions, on ménage, entre la cinquième et la sixième turme et entre le cinquième et le sixième manipule, un espace libre large de cinquante pieds, ce qui fait une nouvelle voie courant parallèlement à celle qui existe devant les tentes des tribuns et coupant à la verticale et en leur milieu les rues transversales. On l’appelle la via quintana parce qu’elle longe les tentes des unités dont le numéro d’ordre est cinq.

Le terrain qui s’étend derrière les tentes des tribuns, de part et d’autre du praetorium, est occupé d’un côté par le forum (21) et de l’autre par le quaestorium et les approvisionnements dont le questeur a la charge. Aux deux extrémités de la ligne formée par les tentes des tribuns et formant équerre avec elle vers l’arrière se trouvent les quartiers des cavaliers choisis comme extraordinarii et des volontaires qui servent par dévouement à l’égard des consuls (22). Tous ceux-là sont installés le long des côtés du camp et leurs tentes ouvrent les unes sur le forum, les autres sur le quaestorium. En règle générale ces hommes non seulement campent près du consul, mais dans les marches également et en toute autre occasion ils se tiennent à sa disposition et à celle du questeur. Adossés aux tentes des cavaliers et tournés vers le retranchement se trouvent les quartiers des fantassins servant dans les mêmes conditions.

Au-delà de ces installations, on ménage, parallèlement aux tentes des tribuns, une voie transversale large de cent pieds, qui va d’un côté à l’autre du camp, en passant derrière le praetorium, le forum et le quaestorium. Le long de cette allée, vers le haut du camp, sont installés les autres cavaliers extraordinarii, dont les tentes ouvrent en direction du praetorium, du forum et du quaestorium. Au milieu de leurs quartiers, à la hauteur du praetorium, est ménagée une voie large de cinquante pieds, qui, à partir de l’allée mentionnée plus haut et perpendiculairement à elle, conduit jusqu’à l’arrière du retranchement. Adossés aux tentes de ces cavaliers se trouvent les quartiers des fantassins extraordinarii, qui donnent sur le côté postérieur de l’ensemble du retranchement. Le terrain resté disponible de part et d’autre des quartiers des extraordinarii est réservé aux troupes étrangères et aux troupes alliées qui peuvent à tel ou tel moment arriver en renfort.

L’ensemble du camp affecte ainsi la forme d’un carré et, avec ses quartiers et ses rues, il semble disposé un peu comme une ville.

Sur tout son pourtour, les tentes sont séparées du retranchement par une bande de terrain large de deux cents pieds. Cet espace laissé libre est fort utile à bien des égards. Situé comme il est, il offre de grandes commodités quand les légions rentrent au camp ou en sortent. Les diverses unités y débouchent en effet par les rues le long desquelles elles sont installées et ainsi elles ne risquent pas, en se déversant toutes ensemble dans une seule allée, de se bousculer et de s’écraser. C’est là aussi que l’on rassemble le bétail amené dans le camp et le butin pris à l’ennemi, afin d’en assurer la garde pendant la nuit. Mais, le plus important, c’est qu’au cours des attaques nocturnes ni les traits ni les projectiles incendiaires ne peuvent atteindre les troupes, si ce n’est exceptionnellement, et les quelques traits qui portent ne font pas grand mal, amortis qu’ils sont par la distance et la protection offerte par les tentes.

Étant donné les effectifs d’infanterie et de cavalerie qui constituent une légion – quatre mille ou cinq mille hommes selon les cas –, connaissant en outre la profondeur et la longueur de l’espace occupé par chaque manipule ainsi que le nombre des hommes qui en font partie, et aussi les dimensions des rues et des surfaces laissées libres, bref tout ce qu’il faut savoir, n’importe qui peut calculer la superficie et le périmètre du camp (23). Dans le cas où les troupes des alliés se trouvent être exceptionnellement nombreuses, soit dès le début de la campagne, soit après l’envoi de renforts pour telle ou telle occasion, celles qui sont arrivées après coup sont installées sur les terrains avoisinant le praetorium et l’on réduit jusqu’à l’extrême limite possible, pour qu’elles restent utilisables, les surfaces réservées au forum et au quaestorium. Quant à celles qui se sont jointes dès le début aux légions romaines, si le surnombre est considérable, on les installe de part et d’autre des légionnaires le long des faces latérales du camp et on ménage une rue transversale supplémentaire.

Lorsque les quatre légions romaines, avec les deux consuls, se trouvent toutes réunies dans un seul camp, il faut considérer que tout se passe comme s’il s’agissait en fait de deux armées campant de la manière que j’ai décrite à côté l’une de l’autre, dos à dos et accolées par le côté le long duquel sont installés les extraordinarii, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, par la face postérieure du retranchement. Dans un tel cas, l’ensemble affecte la forme d’un rectangle. La superficie se trouve doublée et le périmètre accru de moitié. Voilà comment on procède lorsque les deux consuls campent ensemble. Lorsqu’ils campent à part, rien n’est changé si ce n’est que le forum, le quaestorium et le praetorium se trouvent entre les deux armées (24).

Le camp une fois installé, les tribuns s’assemblent et font prêter à tous les hommes un à un, qu’ils soient de condition libre ou esclaves, un serment par lequel chacun s’engage à ne rien voler dans les quartiers et à apporter aux tribuns tout objet qu’ils pourront trouver. Puis ils donnent des instructions aux manipules de principes et d’hastati des deux légions : deux d’entre eux ont la responsabilité du terrain qui se trouve devant les tentes des tribuns, c’est-à-dire l’endroit le plus fréquenté par les soldats pendant la journée; les hommes désignés doivent veiller à ce qu’il soit arrosé et balayé avec soin. Les 18 manipules qui restent sont ensuite attribués par le tirage au sort à chacun des tribuns. On a vu que chaque légion compte 20 manipules de principes et d’hastati et six tribuns. Voici le service que chacun des tribuns exige des hommes de chacun de ses trois manipules à tour de rôle : lorsqu’on s’installe pour camper, il leur fait dresser leur tente et aplanir le terrain autour d’elle ; s’il y a des bagages à protéger, ils doivent les mettre à l’abri d’une clôture ; ils fournissent aussi deux postes de garde, de quatre hommes chacun, l’un veillant devant la tente du tribun, et l’autre derrière elle, à côté des chevaux. Comme chaque tribun dispose de trois manipules et que ces unités comptent plus de cent hommes – il faut laisser à part les triarii et les vélites, qui sont dispensés de ces services -, ces tâches ne sont pas lourdes, chaque manipule n’étant de corvée que tous les trois jours. Il s’agit non seulement de fournir aux tribuns les services qui leur sont indispensables, mais aussi de souligner par là l’autorité et la dignité de leur grade. Quant aux manipules de triarii, s’ils ne doivent aucun service aux tribuns, ils fournissent chaque jour un poste de garde à la turme de cavalerie qui est installée derrière eux. Les hommes de garde veillent tout particulièrement sur les chevaux, afin qu’ils n’aillent pas, en s’embarrassant dans leurs entraves, se meurtrir au point d’être hors d’état de servir, ou, en se détachant et en se ruant parmi les autres bêtes, semer le désordre et la confusion dans le camp. Parmi tous les manipules, il y en a un qui, chaque jour et à son tour, monte la garde auprès de la tente du général, à la fois pour veiller sur sa sécurité et pour ajouter au prestige du commandement.

Pour ce qui est des fossés et de la palissade formant le retranchement, c’est aux alliés qu’incombe ce travail sur chacun des côtés sur lesquels sont installées leurs deux alae. Les deux autres côtés sont pour les Romains, un pour chaque légion. Chaque côté est divisé en secteurs qui sont distribués entre les manipules. Les centurions se tiennent à côtés de leurs hommes et surveillent le travail. Quand un côté est terminé, deux tribuns viennent inspecter tout ce qui a été fait. Du reste ce sont les tribuns qui sont chargés de surveiller tout ce qui se passe dans le camp. Répartis en groupes de deux, ils sont de service à tour de rôle pendant deux mois sur six. Ils sont aussi chargés de diriger toutes les activités de l’armée en campagne. Les praefecti sociorum se répartissent les tâches de la même façon pour ce qui est des alliés.

Les cavaliers et les centurions se présentent tous à l’aube devant les tentes des tribuns. Ces derniers se rendent auprès du consul qui, chaque jour, leur donne ses instructions ; ils les communiquent aux cavaliers et aux centurions, qui les transmettent aux hommes au moment voulu. Voici les précautions qu’on prend la nuit pour faire passer le mot d’ordre : dans le dixième manipule de chacune des catégories de soldats, ainsi que dans la dixième turme, c’est-à-dire dans les unités qui campent à l’extrémité de chaque rangée, on désigne un homme que l’on dispense de tout service de garde, mais qui doit se présenter chaque jour, au coucher du soleil, devant la tente du tribun. On lui remet la tablette sur laquelle est inscrit le mot d’ordre. L’homme revient ensuite auprès de son manipule, puis, devant témoins, remet la tablette à l’officier commandant le manipule suivant, qui le remet à son tour au voisin. Tous font de même jusqu’à ce qu’on arrive aux premiers manipules, qui campent tout près des tribuns, auxquels on doit rapporter la tablette avant la nuit. Quand toutes les tablettes mises en circulation ont été rapportées, on sait que tout le monde a eu connaissance du mot d’ordre, qui a dû passer par toutes les unités avant de revenir à l’officier qui l’a donné. S’il en manque une, le tribun s’enquiert aussitôt de ce qui s’est passé, sachant par les marques inscrites sur les tablettes quelles sont les unités qui n’ont pas transmis la leur. Quand il a découvert où se trouve le responsable de cette défaillance, il inflige la punition réglementaire.

Voici maintenant comment sont organisées les gardes de nuit. La tente du général est gardée par le manipule affecté à cette mission. Les tentes des tribuns et des cavaliers le sont par les hommes choisis, comme nous l’avons vu, dans chaque manipule, et chaque unité désigne des hommes dans son sein pour se garder elle-même. Pour constituer les autres postes de garde, c’est le consul qui donne les ordres voulus. En général il y a trois sentinelles postées devant le quaestorium et deux devant la tente de chacun des légats et des autres membres du conseil d’état-major. Ce sont des vélites qui garnissent le front du retranchement et qui, chaque jour, montent la garde tout au long de la palissade. Ce service leur incombe en propre. Dix d’entre eux sont en outre de garde à chaque porte. Parmi ceux qui sont désignés pour ces tâches, l’homme qui, dans chaque piquet, doit monter la garde pendant la première veille est conduit le soir par un des optiones de son unité auprès du tribun, qui remet alors à chacun une toute petite tablette de bois portant un signe, à raison d’une pour chaque poste. Puis tous se rendent à l’endroit qui leur a été assigné. Ce sont les cavaliers qui sont chargés du service des rondes. Le décurion de la première turme de chaque légion donne, le matin, des instructions à l’un de ses optiones. Celui-ci devra alors, avant le déjeuner, avertir quatre de ses hommes qu’ils auront à faire la ronde. Il appartient encore au décurion de prévenir, dans la soirée, le chef de la turme suivante que ce sera à lui d’organiser les rondes du jour suivant. Celui-ci prendra alors le lendemain les mêmes dispositions que son collègue la veille, et ainsi de suite. Lorsque les optiones de la première turme ont choisi les quatre cavaliers qui seront de service, ces derniers, après avoir tiré au sort les veilles revenant à chacun, se rendent auprès du tribun, qui leur indique par écrit quels sont les postes qu’ils auront à visiter et à quelle heure. Puis les quatre hommes s’installent près du premier manipule des triarii, car c’est le centurion de cette unité qui fait sonner la trompette pour annoncer le début de chaque veille.

Le moment venu, le cavalier désigné pour la première veille commence sa ronde, accompagné de quelques camarades qui sont en même temps des témoins. Il visite tous les postes qu’on lui a indiqués, c’est-à-dire non pas seulement ceux qui se trouvent sur le pourtour du retranchement et aux portes, mais ceux aussi qui gardent chacun des manipules et des turmes. S’il trouve les hommes désignés pour la première veille sur pied, il reçoit d’eux la tessera, mais s’il en trouve qui se sont endormis ou qui ont quitté leur poste, il se retire après avoir fait constater la chose par ses compagnons. Il en va tout de même pour les veilles suivantes. Le soin de faire sonner la trompette au début de chaque veille, afin que les hommes chargés de faire la ronde la commencent au même moment, incombe, comme je l’ai dit, aux centurions du premier manipule de triarii de chaque légion, qui se succèdent pour cela l’un à l’autre, nuit après nuit.

Au lever du jour, tous les cavaliers qui ont fait la ronde rapportent les tesserae au tribun. Si toutes sont remises, il n’y a rien à redire et chacun se retire. Mais si l’un d’eux en rapporte moins qu’il n’y avait de postes à visiter, on cherche, d’après les signes marqués, quel est le poste dont la tablette manque. Puis, quand on l’a trouvé, on convoque le centurion qui amène les hommes désignés par lui pour la garde. On confronte ceux-ci avec le cavalier de la ronde et, si la faute vient des hommes du poste, le cavalier le prouve aussitôt en présentant ses compagnons comme témoins. Il est obligé d’agir ainsi, sans quoi c’est lui qui est tenu pour responsable.

Les tribuns se réunissent alors aussitôt en conseil de guerre et, si l’accusé est reconnu coupable, il est condamné à la bastonnade. Voici en quoi consiste ce supplice : le tribun prend un bâton avec lequel il ne fait guère que toucher le condamné, mais après lui tous les hommes de sa légion se mettent à le frapper et à lui jeter des pierres. Dans la plupart des cas, l’homme est achevé dans le camp même et, si par hasard il en réchappe, il n’est pas sauvé pour autant. Comment pourrait-il l’être ? Il lui est en effet interdit de rentrer dans sa patrie et aucun membre de sa famille ne se risquerait à lui ouvrir sa porte. Ainsi, quiconque s’est mis dans un tel cas est dès lors un homme fini. L’optio et le décurion encourent le même châtiment s’ils omettent de prévenir en temps voulu, l’un les cavaliers chargés de la ronde, l’autre le chef de la turme suivante. La menace d’un châtiment aussi impitoyable a pour effet que, dans l’armée romaine, les gardes de nuit s’effectuent de façon impeccable.

Les soldats doivent obéir aux tribuns et ceux-ci doivent obéir aux consuls. Le tribun et, chez les alliés, le praefectus ont tout pouvoir pour infliger des amendes, pour saisir des gages, ou pour faire administrer les verges. Sont aussi passibles de la bastonnade ceux qui ont volé dans le camp, ceux qui ont fait un faux témoignage, les jeunes soldats qui se sont prostitués et tout homme qui a été déjà puni trois fois pour la même faute. Il s’agit là de délits, qui sont punis comme tels. Mais il est d’autres fautes qu’on considère comme des traits de lâcheté qui déshonorent un soldat : par exemple quand on fait aux tribuns un faux rapport sur quelque belle action imaginaire pour obtenir une distinction ; ou quand, placé quelque part en réserve, on prend peur et on abandonne son poste ; ou encore si, au combat, on se débarrasse d’une arme sous l’effet de la frayeur. Voilà pourquoi on voit des hommes se faire tuer en défendant une position parce que, malgré l’écrasante supériorité numérique de l’assaillant, ils se refusent à abandonner leur poste, en songeant au châtiment qui les attend s’ils cèdent, et d’autres qui, ayant dans la mêlée lâché leur bouclier, leur épée ou quelque autre arme, se précipitent follement au milieu des ennemis dans l’espoir de recouvrer ce qu’ils ont perdu ou pour éviter, en se faisant tuer, d’être déshonorés aux yeux de tous et d’encourir les outrages des leurs.

Lorsque plusieurs hommes se rendent ensemble coupables de ces fautes ou que des manipules entiers, sous la pression de l’ennemi, lâchent pied, les chefs n’infligent pas à tous la peine de mort ou la bastonnade, mais, pour régler l’affaire, recourent à un procédé fort efficace parce qu’il frappe les esprits. Le tribun rassemble la légion et fait sortir du rang ceux qui ont abandonné leur poste. Après les avoir rudement réprimandés, il fait désigner par le sort tantôt cinq, tantôt huit, tantôt vingt de ces hommes qui ont été convaincus de lâcheté. Il fixe le chiffre de façon qu’il corresponde à peu près au dixième de la troupe. À ceux qui ont été ainsi désignés, il fait infliger une bastonnade impitoyable, comme nous l’avons décrite plus haut. Quant aux autres, il leur fait distribuer des rations de farine d’orge au lieu de blé (25) et les envoie camper à découvert, en dehors du retranchement. Ainsi comme tous, indifféremment, risquent d’être désignés par le sort, comme on ignore qui sera frappé et que, dans tous les cas, personne n’échappe à la peine infamante qui consiste à ne plus se nourrir que de farine d’orge, il apparaît que cette pratique est bien faite pour impressionner les soldats et redresser les fautes.

Les Romains ont d’autre part d’excellentes méthodes pour inciter les jeunes soldats à braver le danger. Lorsque, au cours d’un engagement, certains se sont distingués par leur belle conduite, le général rassemble les troupes et fait avancer les hommes qui ont fait preuve d’une valeur exceptionnelle ; il commence par célébrer les exploits de chacun, en évoquant également, s’il y a lieu, telle autre action remarquable qu’il a accomplie dans le passé. Puis il distribue des récompenses: une lance d’honneur à celui qui a blessé un ennemi ; une patère au fantassin qui en a tué un autre et l’a dépouillé de ses armes, ou une phalère s’il s’agit d’un cavalier. Autrefois on ne donnait à ceux-là aussi qu’une lance. Ces récompenses ne sont décernées que si le soldat ennemi a été blessé ou dépouillé non pas au cours d’une bataille, rangée ou d’une prise de ville, mais au cours d’escarmouches ou d’autres engagements dans lesquels, bien qu’il ne fût nullement forcé d’engager un combat au corps-à-corps, son vainqueur s’est, de propos délibéré et de son plein gré, jeté dans la lutte.

Aux hommes qui, au cours d’un assaut donné à une ville, sont arrivés les premiers en haut de la muraille, c’est une couronne d’or qui est décernée. Ceux qui ont couvert de leur bouclier un soldat romain ou allié et lui ont sauvé la vie, en plus des distinctions remises par le général, sont couronnés par ceux qui leur doivent le salut. Au cas où ces derniers n’accompliraient pas spontanément ce geste, un arrêt des tribuns les y contraindrait. Ils sont en outre tenus, leur vie durant, d’avoir pour leur sauveur les égards dus à un père et il leur faut, en toute chose, en user avec lui comme s’il était l’auteur de leurs jours.

De tels stimulants inspirent ardeur et émulation devant les périls, non seulement aux témoins de ces scènes glorieuses, mais aussi aux hommes qui sont encore dans leurs foyers. En effet ceux à qui on a décerné de telles récompenses, en plus de la gloire qui les accompagne à l’armée et de la rumeur flatteuse dont ils sont l’objet sur le moment dans leur patrie, peuvent encore, une fois rentrés chez eux, se parer, dans les cortèges, de certains insignes qu’il n’est permis de porter qu’aux hommes qui ont été honorés pour leur valeur par les généraux. Ils placent dans leurs demeures, là où elles sont le plus en vue, les dépouilles qu’ils ont prises à l’ennemi et qui sont comme les emblèmes et les témoins de leur vaillance.

Considérant l’importance que les Romains attachent et le soin qu’ils apportent à tout ce qui concerne les récompenses et les peines dans les armées en campagne, il n’est pas surprenant que leurs entreprises guerrières soient brillamment menées et couronnées de succès.

Pour ce qui est de la solde, les fantassins romains touchent deux oboles par jour, les centurions le double, et les cavaliers une drachme.

Comme rations alimentaires, les fantassins touchent les deux tiers environ d’un médimne attique de blé par mois, les cavaliers sept médimnes d’orge et deux de blé. Chez les alliés, les fantassins reçoivent la même ration et les cavaliers un médimne un tiers de blé et cinq d’orge. En outre ces rations leur sont données sans contrepartie. Pour les soldats romains, au contraire, le questeur retient sur leur solde le prix des fournitures qui leur sont faites en blé et en vêtements ainsi que celui des armes supplémentaires dont ils peuvent avoir besoin.

Voici maintenant comment les Romains lèvent le camp pour se mettre en route. Sitôt le signal donné, tous démontent leurs tentes et plient bagages. Il est interdit de démonter ou de dresser aucune tente avant celles du général et des tribuns. Au deuxième signal, on charge les bagages sur les bêtes de somme. Au troisième, les premières unités de la colonne se mettent en marche et, derrière elles, toute l’armée s’ébranle. En règle générale, on place en avant-garde les extraordinarii, derrière lesquels viennent les alliés formant l’ala de droite, suivis des bêtes portant leurs bagages. Puis vient la première des légions romaines avec ses bagages derrière elle. Puis vient la deuxième, que suivent, outre ses propres bagages, ceux des alliés qui forment l’arrière-garde, car c’est l’ala de gauche alliée qui ferme la marche. Quant aux cavaliers, il leur arrive de marcher derrière les corps auxquels ils appartiennent, mais parfois aussi ils avancent parallèlement à la colonne, à côté des équipages, pour contenir les bêtes et les mettre à couvert des attaques. Lorsqu’on s’attend à une attaque sur l’arrière-garde, on ne change rien à cet ordre de marche, si ce n’est que les extraordinarii se placent en queue au lieu d’aller en tête. L’ordre dans lequel marchent les deux légions et les deux alae est interverti jour après jour, de façon que celle qui vient la première se retrouve la deuxième le lendemain, cela afin que tous puissent être, à tour de rôle, les premiers à profiter de l’eau et du fourrage trouvés sur la route. Lorsqu’il y a danger et qu’on avance en pays découvert, on peut aussi adopter un autre ordre de marche. Hastatiprincipes et triarii avancent alors en trois colonnes parallèles, avec, en avant, les bagages des premiers manipules, puis, derrière ces premiers manipules, les bagages des seconds, puis, derrière les seconds, les bagages des troisièmes, et ainsi de suite, manipules et bêtes de somme alternant au long de la colonne. Grâce à ces dispositions, quand on voit surgir un assaillant, les manipules peuvent déboîter vers la gauche ou vers la droite de façon à se dégager des équipages pour faire face à l’ennemi. Ainsi, il suffit de quelques instants et d’une seule manœuvre pour que l’infanterie lourde se trouve rangée en bataille, sauf dans les cas où les hastati ont une évolution à faire pour se mettre à leur place (26). Les équipages et tous les gens du train se retrouvent alors à l’endroit qui convient quand on livre bataille, c’est-à-dire en arrière des lignes.

Hastati

Quand l’armée en marche approche de l’endroit où elle doit camper, des officiers spécialement désignés, c’est-à-dire un tribun et quelques centurions, prennent les devants et, après avoir inspecté l’ensemble du terrain qu’on occupera, choisissent en premier lieu l’emplacement où, comme nous l’avons dit, sera dressée la tente du général et le côté où seront installés les quartiers des légions. Après quoi, ils tracent le périmètre réservé pour le praetorium, puis la ligne droite le long de laquelle seront dressées les tentes des tribuns, et, parallèlement à elle, celle au-delà de laquelle le terrain sera réservé aux tentes des légionnaires. De l’autre côté du praetorium, ils effectuent de la même façon les tracés dont j’ai parlé plus haut en détail. Tout cela est vite fait, car le travail est rendu facile par le fait que toutes les mesures sont fixées d’avance et bien connues. Ensuite, on plante des fanions : le premier à l’endroit où sera la tente du consul, le deuxième sur le côté choisi pour former le front du camp, le troisième au milieu de la ligne où seront les tentes des tribuns, le quatrième enfin sur l’autre ligne qui marque, parallèlement à la précédente, la limite du terrain où camperont les légions. Le fanion du consul est blanc, les autres sont rouges. Les points de repère, sur le terrain situé derrière le praetorium, sont indiqués par des piques fichées en terre ou par des fanions d’une autre couleur. Ensuite on trace les rues et l’on plante des lances à chaque carrefour. Ainsi, quand les légions approchent et découvrent du regard l’ensemble du terrain où elles camperont, tout le monde s’y reconnaît aussitôt en prenant comme point de repère le fanion du général. Chacun aussi sait le long de quelle rue et à quelle hauteur dans cette rue il devra s’installer, car tous occupent toujours le même emplacement dans les camps. C’est un peu comme si les soldats rentraient dans la ville où ils sont nés. En effet, quand on rentre chez soi, sitôt les portes de la ville franchies, chacun va de son côté, se dirigeant sans erreur possible vers son logis, car on sait bien dans quel quartier et à quel endroit de ce quartier on habite. Il en est un peu de même pour les camps romains.

Dans ce domaine donc, il apparaît que les Romains, soucieux d’efficacité, ont suivi une voie tout opposée à celle des Grecs. En effet, quand ces derniers établissent un camp, ils estiment que le plus important est de tirer parti des avantages naturels du lieu et cela aussi bien pour s’épargner la peine de creuser un fossé, que parce que les retranchements faits de main d’homme ne leur paraissent pas comparables à la protection naturelle qu’assurent les accidents du terrain. C’est pourquoi, en ce qui concerne la configuration générale de leurs camps, ils sont obligés d’adopter des formules variables selon les cas. S’adaptant au terrain choisi, ils doivent changer l’emplacement des divers quartiers et parfois les établir dans des endroits qui ne conviennent pas. De là vient que chacun se trouve dans l’incertitude au sujet de l’emplacement qui lui sera réservé et de la disposition des divers corps. Les Romains, eux, préfèrent se donner la peine de creuser des fossés et d’effectuer tous les travaux qui s’ensuivent, pour avoir l’avantage de se retrouver toujours en terrain connu, dans des camps conçus sur un seul et même type…

Polybe (208 – 126 av J.-C.)

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NOTES

(1) Les jeunes Romains peuvent être appelés à servir à partir de dix-sept ans. Pour la durée de service due dans l’infanterie, les manuscrits portent six ans seulement, ce qui est invraisemblable. On a ici écrit seize, suivant une correction généralement admise.

(2) Depuis Servius Tullius, les citoyens romains propriétaires de bien-fonds sont divisés en cinq classes censitaires d’après leur capital imposable. Au-dessous de 400 drachmes (4000 as), limite inférieure pour la cinquième classe, on était compté parmi les artisans ou prolétaires.

(3) On a peine à croire qu’on ait, chaque année, convoqué tous les citoyens romains de 17 à 46 ans, ceux de la ville comme ceux des campagnes et des municipes. Quant à rassembler tout ce monde au Capitole, il ne pouvait en être question. On convoquait sans doute tribu par tribu une partie des citoyens mobilisables et l’on procédait à des enrôlements ailleurs qu’à Rome.

(4) En plus des 24 tribuns militaires élus, les consuls désignaient eux-mêmes, s’il y avait lieu, ceux des légions qu’il fallait parfois constituer, en plus des quatre légions normalement prévues.

(5) Le cas échéant, des légions supplémentaires étaient levées ensuite. Ordinairement, chaque consul avait à commander deux légions.


(6) La cavalerie romaine était constituée d’une part de citoyens appartenant aux familles nobles, auxquels l’Etat fournissait leurs chevaux, d’autre part de citoyens riches se pro- curant eux-mêmes leurs montures.

(7) Les socii des civitates foederataen’étaient soumis à aucun tribut, mais, en tant que membres de la confédération dirigée par Rome, ils étaient tenus de fournir des contingents.

(8) Avec les 1 200 vélites, une légion comptait normalement 4 200 fantassins et 300 cavaliers. Mais, au cours de la guerre d’Hannibal, l’effectif atteignait ou dépassait souvent 5000 fantassins, et plus tard, au IIe siècle, 6000.

(9) Il s’agit du grand scutum rectangulaire et convexe, qui serait d’origine samnite. Dans le texte ici corrompu de Polybe, il est impossible de rétablir la dernière indication qu’il donnait sur ses dimensions. S’agit-il de l’épaisseur, qui atteindrait encore 8 centimètres sur les bords ?

(10) Il fallait protéger surtout la main du légionnaire, qui tenait le bouclier en son milieu.

(11) On ne sait à quelle date exactement les Romains empruntèrent ce type d’épée (le gladius) aux Espagnols. Ils l’avaient déjà adoptée lors de la guerre gauloise de 225.

(12) Le javelot (ou pilum) lourd, avec sa hampe longue de 1,40 m et épaisse de près de 8 centimètres, pénétrée jusqu’à mi-hauteur par un fer de même longueur et épais de près de 3 centimètres, constituait une arme bien longue (2,10 m) et bien lourde (environ 814 selon certains calculs) pour pouvoir être lancée utilement. Aucun spécimen ne nous en est parvenu. Peut-être était-ce le pilum léger qu’on lançait, le pilum lourd servant de pique. D’autre part, d’après les détails que Polybe nous donne sur la façon dont le fer était fixé à la hampe, on imagine plutôt la hampe s’enfonçant jusqu’à mi-hauteur dans le fer creux que l’inverse.

(13) C’était la hasta, que portaient à l’origine tous les légionnaires.

(14) Polybe dit, en grec, des « taxiarques ».

(15) Les manipules de hastati et de principes comptent 120 hommes répartis en deux centuries de 60, ceux des triarii ne comptent que 60 hommes, soit deux centuries de 30.

(16) Les praefecti sociorum étaient au nombre de trois par légion alliée. C’étaient des officiers supérieurs romains.

(17) La troisième partie de l’exposé annoncée ici (l’ordre de bataille des armées romaines) est perdue.

(18) L’espace de 3 600 mètres carrés ainsi ménagé autour de la tente du général constituait le Praetorium, où se trouvaient les services de l’état-major. Polybe néglige entièrement l’aspect religieux que présentait l’installation d’un camp romain. Le praetorium, comparable en cela au templum, était «inauguré» au centre du camp. Dans le choix de l’emplacement et les opérations d’arpentage, les officiers étaient assistés par un augure. Ces pratiques relevant de la « superstition » étaient, comme Polybe le soulignera plus loin, fort utiles pour impressionner la foule, mais l’historien « scientifique », tel qu’il le concevait, n’avait pas à en parler ici.

(19) C’est la Via praetoria, qui coupe à la verticale la Via principalis, deux fois plus large, sur laquelle ouvrent les tentes des tribuns.

(20) Les tentes des derniers manipules, dressées le plus près du front du camp, ouvrent, non Pas, Comme c’est le cas pour les autres, sur les rues transversales, mais vers ce front.

(21) Sur le forum se réunissent les hommes, quand le consul veut s’adresser à eux. Le général ou les tribuns y rendent aussi la justice.

(22) Il s’agit de vétérans qui ont accepté de rependre du service moyennant certains avantages que leur a promis le consul.

(23) D’après les calculs de F. W Walbank (Commentary, I, p. 715), un camp romain, pour une armée consulaire de deux légions romaines et les troupes alliées, formerait un carré d’environ 2 150 pieds de côté. Sa superficie atteindrait 5 hectares.

(24) Malgré les tentatives des commentateurs modernes pour expliquer cette dernière phrase, il reste impossible de comprendre comment les choses se passaient quand les deux armées consulaires campaient à part. On penserait que, dans un tel cas, chacun des deux consuls avait son praetorium et on ne voit pas comment les deux camps pouvaient avoir des parties communes.

(25) L’orge est ordinairement réservée aux chevaux.

(26) C’est-à-dire quand les hastati forment la colonne de droite et que l’attaque ennemie est lancée à gauche.

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