mardi 19 mars 2024

Une seule voix, mais laquelle ? La France devrait-elle céder à l’UE son siège au Conseil de sécurité ?

La présidence « partagée » du Conseil de sécurité des Nations Unies entre la France (membre permanent) et l’Allemagne (membre non permanent, élu pour deux ans) en mars-avril ne saurait occulter les récentes échauffourées des deux partenaires au sujet, justement, de leurs places respectives aux Nations Unies. L’Allemagne souhaite que le siège de membre permanent de la France soit européanisé (c’est-à-dire qu’il revienne à l’ensemble de l’UE) – une proposition à laquelle la France continue à opposer une fin de non-recevoir catégorique. L’« égoïsme » de Paris ferait-il obstacle à l’ambition européenne portée par Berlin ? A y regarder de près, c’est plutôt le contraire.

Ballons d’essai et refus net

Dans sa récente tribune sur l’Europe, Annegret Kramp-Karrenbauer, le successeur de la chancelière Merkel à la tête du parti chrétien-démocrate (CDU) n’a pas oublié d’évoquer l’idée d’un siège unique européen au Conseil de sécurité de l’ONU. La chancelière allemande s’est empressée de la soutenir, en disant que « c’est une très bonne idée pour l’avenir » et que ce siège de l’UE aurait « vocation de réunir les voix européennes au Conseil de sécurité ». Y compris donc celle de la France qui, après le départ du Royaume-Uni, serait le seul Etat membre à disposer d’un siège de membre permanent (avec droit de veto y afférent). Un état de fait qui n’est manifestement pas apprécié outre-Rhin. Depuis des mois l’Allemagne fait monter la pression pour faire reculer la France sur cette question. 

Fin novembre, le vice-chancelier Olaf Scholz a déclaré que « Si nous prenons l’Union européenne au sérieux, l’UE devrait également parler d’une seule voix au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. A moyen terme, le siège de la France pourrait être transformé en siège de l’UE ». Un mois avant, l’ambassadeur de Berlin à l’ONU a parlé de pourparlers en vue d’un partage du siège de la France (aussitôt démenti par l’ambassadeur français à Washington), tandis qu’en juin, c’est encore la chancelière Merkel qui avait suggéré que les Européens parviennent à parler « d’une seule voix » au Conseil de sécurité. Le concept est tout sauf nouveau. Il y a presqu’un quart de siècle, l’idée d’un siège européen unique fut déjà évoquée, et écartée comme « prématurée » et « peu réaliste ». Depuis, la diplomatie allemande s’est dit à plusieurs reprises « très favorable à un siège européen », mais peu confiante en ce qu’il se réalise prochainement.

Et pour cause. Comme l’a rappelé la chancelière Merkel elle-même « le fait que la France est sceptique au sujet d’un siège européen à l’ONU est connu ». En effet, la réponse française ne s’est pas fait attendre, et elle fut sans équivoque. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian a rassuré que « Il n’a jamais été question d’un partage du siège que la France a au Conseil de sécurité des Nations unies en tant que membre permanent. Je le dis avec beaucoup de force. C’est notre place et nous la tenons ». Même fermeté de la part de la ministre chargée des Affaires européennes, Nathalie Loiseau : ce siège, « Nous ne le partagerons ni avec l’Allemagne, ni avec quiconque ». Pour le secrétaire d’État Jean-Baptiste Lemoyne, la proposition de la présidente du CDU montre qu’elle « n’a pas forcément lu in extenso le traité d’Aix-la-Chapelle, qui a été signé entre Mme Merkel et le président Macron ».

S’en tenir aux textes

Lemoyne fait allusion au document franco-allemand signé il y a quelques semaines, dont les articles 5 et 8 évoquent justement la question épineuse du siège. Le texte réitère la position consensuelle selon laquelle  « L’admission  de  la  République  fédérale  d’Allemagne  en  tant  que  membre permanent  du  Conseil  de  sécurité  des  Nations  Unies  est  une  priorité  de  la  diplomatie franco-allemande ». Plus largement, les parties s’engagent à « de coopérer » étroitement au sein de tous les organes de l’Organisation des Nations Unies (…) dans le cadre d’un effort plus large de concertation entre les États membres de l’Union européenne siégeant au Conseil de sécurité des Nations Unies et dans le respect des positions et des intérêts de l’Union européenne. Ils agiront de concert afin de promouvoir aux Nations Unies les positions et les engagements de l’Union européenne face aux défis et menaces de portée mondiale ». Dans cet esprit, ils envisagent d’« établir des échanges au sein de leurs représentations permanentes auprès des Nations Unies à New York, en particulier entre leurs équipes du Conseil de sécurité ».

Comme ce dernier point a pu nourrir des craintes, l’Elysée a cru bon de clarifier que « NON, la France ne va pas partager son siège au Conseil de sécurité de l’ONU avec l’Allemagne… ni avec personne d’autre. Une raison très simple à cela : un siège au Conseil de sécurité de l’ONU ne se partage pas, ni le droit ni nos intérêts ne nous le permettent ». Ce que le palais a oublié de mentionner, c’est que l’idée de coordination européenne se trouve déjà dans le traité de l’UE. En vertu de l’article 34, « Les États membres coordonnent leur action au sein des organisations internationales. Ils défendent dans ces enceintes les positions de l’Union ». En précisant que « Les États membres qui sont membres du Conseil de sécurité (…) défendront, dans l’exercice de leurs fonctions, les positions et les intérêts de l’Union ». Certes, pour que l’Union ait une position, tous les Etats membres, y compris la France, doivent être d’accord; cette obligation est donc moins contraignante qu’elle ne paraît au premier abord. Concertation n’est pas codécision. Il n’en reste pas moins que la coordination prévue doit être le niveau d’ambition maximum, avant que cela ne devienne véritablement un abandon.

Aller au-delà : triple erreur pour l’Europe

Premièrement, la cession du siège permanent de la France déstabiliserait fatalement le « moteur » franco-allemand de l’UE. En effet, l’équilibre du couple a toujours été basé sur l’idée tacite que la puissance diplomatico-militaire de Paris sert de contrepoint à la puissance économique de Berlin. Ce n’est pas un hasard si les efforts de l’Allemagne, dans le cas du siège à l’ONU tout comme sur de divers dossiers liés à la défense, visent à modifier ce rapport de force, en relativisant, voire neutralisant les avantages relatifs de la France. L’européanisation des atouts français – autrement dit leur engloutissement dans un creuset collectif – signifierait, en effet, la fin de l’équilibre franco-allemand. Un changement de la donne que Berlin peut trouver séduisant. Sauf que cet équilibre est aussi le fondement de la construction européenne dans son ensemble.

Deuxièmement, si l’objectif est – comme le prétendent les dirigeants allemands et comme d’autres peuvent y croire sincèrement – de représenter les positions européennes plus efficacement, alors fusionner plusieurs sièges en un seul, c’est décidément mal s’y prendre. Du moment où les États membres défendent la même position, nul besoin d’un siège unique pour se faire entendre. Comme l’a dit l’ancien Commissaire européen des relations extérieures, le britannique Christopher Patten : « nous n’avons pas à avoir une voix européenne unique – si nous chantons tous la même partition, on fait davantage attention à nous et nous avons plus d’impact ». La question n’est pas de « parler d’une seule voix », mais de dire la même chose. Auquel cas, avoir plusieurs voix dans une organisation intergouvernementale comme les Nations unies, est même un avantage.

A ceci près que les Européens sont, en règle générale, incapables de défendre la même position sur les grands enjeux géopolitiques. Qu’il s’agisse de la crise en Irak, de la Russie, de Jérusalem, de l’Iran ou du commerce des armes, ils se divisent. Soit parce qu’ils n’ont pas la même analyse, soit parce qu’ils ne sont pas d’accord pour défendre leur analyse commune en cas de divergence avec les États-Unis. Dans les deux cas, ils sont réduits à la paralysie et/ou à l’incantation de formules creuses qui correspondent au plus petit dénominateur commun entre les Vingt-Huit. Force est de constater que la vision d’une Europe indépendante et puissante, et les positions qui vont avec, sont le plus souvent défendues par la France (seule ou avec quelques autres États membres). Le général de Gaulle l’avait annoncé il y a plus de cinquante ans : « La France poursuit par ses propres moyens ce que peut et doit être une politique européenne et indépendante ». Encore faut-il qu’elle ne sacrifie pas ces moyens sur l’autel d’une pseudo-européanisation à l’allemande.

Ce texte est la version française de l’article original : Hajnalka Vincze, One Voice, But Whose Voice? Should France Cede Its UN Security Council Seat to the EU? , Foreign Policy Research Institute (FPRI), 20 mars 2019.

Hajnalka VINCZE
Hajnalka VINCZEhttps://hajnalka-vincze.com/
Analyste indépendante en politique de défense et de sécurité, Hajnalka Vincze travaillait précédemment (1997-2004) comme chercheur en charge des questions de sécurité transatlantique et de la défense européenne à l’Institut des Etudes stratégiques du Ministère hongrois de la défense. Elle publie dans des livres, journaux ou revues spécialisées, intervient à des séminaires et colloques, donne des cours dans des universités, et participe à des émissions radiophoniques et télévisées. Elle est collaboratrice du site de défense Theatrum Belli, et contribue régulièrement à la revue Défense & Stratégie en matière d'armement/politique de défense, ainsi qu'à The Federalist sur les enjeux stratégiques de la construction européenne.
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