Négocié dans I’opacité la plus totale depuis juillet 2013 par les Etats-Unis et I’Union européenne, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissements vise à mettre en place une gigantesque zone de libre-échange. Objectif : créer un ensemble euro-atlantique sous contrôle états-unien. Révélations sur une monstruosité.
On n’en parle guère, alors que l’on est en présence de l’un des plus grands événements de ce début de XXIe siècle. Et d’une des plus grandes menaces. De quoi s’agit-il ? D’un projet de « grand marché transatlantique » dont dépend pour une large part l’avenir même de l’Europe. Et même du plus important accord commercial bilatéral jamais négocié, puisqu’il s’agit de mettre en place, en procédant à une déréglementation généralisée, une gigantesque zone de libre-échange, correspondant à un marché de plus de 800 millions de consommateurs, à la moitié du PIB mondial et à 40 % des échanges mondiaux. Bref, de créer la plus grande zone de libre-échange du monde grâce à l’union économique et commerciale de l’Europe et des Etats-Unis. La « libéralisation » totale des échanges commerciaux est, on le sait, un vieil objectif des milieux financiers et libéraux. Un premier cycle de négociations, dit « Uruguay Round », s’était conclu en avril 1994 avec les accords de Marrakech, qui avaient abouti un an plus tard à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le projet de grand marché transatlantique, lui, a discrètement mûri depuis plus de vingt ans dans les coulisses du pouvoir, tant à Washington qu’à Bruxelles. On en repère aisément les étapes.
Nouvel agenda transatlantique
Dès le 22 novembre 1990, un an après la chute du mur de Berlin, les Etats-Unis et l’Europe avaient adopté une première « Déclaration transatlantique » par laquelle ils s’engageaient à « promouvoir les principes de l’économie de marché, à rejeter le protectionnisme, à renforcer et ouvrir davantage les économies nationales à un système de commerce multilatéral ». En décembre 1995 s’était ensuite tenu un sommet américano-européen, qui avait conclu à la nécessité d’institutionnaliser la relation transatlantique au moyen d’une déclaration commune d’engagement politique. Ce fut Ie « Nouvel Agenda Transatlantique » (NAT), patronné par Bill Clinton, Jacques Santer, alors président de la Commission européenne, et Felipe Gonzalez. En 1995 fut également créé, sous le nom de « Dialogue économique transatlantique » (Transatlantic Business Dialogue, TABD), une coalition de grandes entreprises privées et de multinationales qui entama aussitôt d’intenses activités de lobbying pour que s’engagent des négociations. Trois ans plus tard, en mai 1998, lors du sommet américano-européen de Londres, un premier Partenariat économique transatlantique était signé.
Le projet fut réactivé en juin 2005, au sommet américano-européen de Washington, sous la forme d’une déclaration solennelle en faveur d’un « Nouveau partenariat économique transatlantique. Le 30 avril 2007, un « Conseil économique transatlantique » était mis en place par George W. Bush, président des Etats-Unis, Angela Merkel, alors présidente du Conseil européen, et José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, sous la direction conjointe de Karel De Gucht, commissaire européen au Commerce, et de l’Américain Michael Forman. Cette nouvelle instance se fixait pour objectif de négocier le marché transatlantique dans tous ses aspects législatifs liés à la production, au commerce et aux investissements. Il fut convenu de se réunir tous les ans. En mai 2008, une résolution du Parlement européen approuvait officiellement le projet. Elle prévoyait la suppression de toutes les barrières au commerce, ainsi que la libéralisation des marchés publics, de la propriété intellectuelle et des investissements.
A peine élu, Barack Obama décida de faire entrer le projet dans une phase concrète. Les Européens ne furent pas en reste. Le 2 février 2009, le Parlement européen adoptait une résolution sur « l’état des relations transatlantiques » invitant à la création effective d’un grand marché transatlantique calqué sur le modèle libéral et impliquant une liberté de circulation totale des hommes, des capitaux, des services et des marchandises. Le texte précisait que ce partenariat transatlantique se fondait « sur des valeurs centrales partagées, telles que la démocratie, les droits de l’homme et l’état de droit », et qu’il devait « demeurer la pierre angulaire de l’action extérieure de l’Union ». Le même document se félicitait de la « présence croissante d’organisations d’origine américaine a Bruxelles », soulignait « l’importance de l’OTAN en tant que pierre angulaire de la sécurité transatlantique », prônait une « intégration progressive des marchés financiers », et se déclarait partisan de la « suppression des obstacles qui entravent les investissements et la prestation de services financiers transatlantique ». Orientations sans équivoque, par conséquent. Le processus, dès lors, pouvait s’engager, la Commission européenne mettant les bouchées doubles à partir de janvier 2011.
La France muette
En février 2013, le Conseil européen se prononçait à son tour « pour un accord commercial global EU-USA ». Le 13 février, Obama signait avec José Manuel Barroso et Herman Van Rompuy une déclaration adoptant le principe d’un accord de partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement. François Hollande, censé représenter la France, restait muet et laissait faire. Le 12 mars, la Commission européenne approuvait le projet de mandat concernant la conclusion d’un tel accord avec les Etats-Unis. Le 14 juin 2013, les gouvernements des 27 Etats membres de l’Union européenne ont donc officiellement donné mandat à la Commission européenne pour négocier avec le gouvernement américain la création d’un grand marché commun transatlantique, qui a reçu le nom de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissements (Transtlantic Trade and Investment Partnership, TTIP). Quelques jours plus tard, le 17 juin, le Conseil de l’Union européenne adoptait un rapport concernant les directives pour la négociation de ce partenariat, qualifié par José Manuel Barroso de « plus important au monde ».
Les mensonges de la Commission européenne
Les premières négociations officielles se sont ouvertes à Washington le 8 juillet 2013, suite au sommet du G 8 organisé le mois précédent en lrlande du Nord. Les négociations ont jusqu’à présent été conduites par Karel De Gucht, qui est actuellement poursuivi pour fraude fiscale en Belgique, assisté de l’Espagnol Ignacio Garcia Bercero, directeur à la Commission européenne pour le Développement durable et le Commerce bilatéral. Les partenaires espèrent parvenir à un accord d’ici 2015. Pour quel objectif ? L’élimination des barrières commerciales transatlantiques, dit-on, apporterait entre 86 et 119 milliards d’euros par an à l’économie européenne, et entre 65 et 90 milliards aux Etats-Unis, ce qui pourrait entraîner d’ici quinze ans une augmentation moyenne des revenus de 545 euros par ménage européen. Selon un rituel bien au point, on assure que l’accord bénéficiera à tout le monde, qu’il aura un effet favorable sur l’emploi, etc. Rapportées à l’horizon 2027, qui est celui que l’on a retenu, de telles promesses sont en réalité dépourvues de sens. En 1988, la Commission européenne avait déjà affirmé que la mise en place du grand marché européen, prévue pour 1992, créerait entre 2 et 5 millions d’emplois. On les attend toujours. Concernant les effets du marché transatlantique, les analystes les plus optimistes parlent de quelques dixièmes de point de PIB (entre 0,27 % et 0,48 %), ou encore d’un « surcroît de richesse » de 3 centimes par tête et par jour à partir de 2029 . Le projet table par ailleurs sur les exportations comme moyen de relance de la croissance. II sera donc un frein a toute relocalisation des activités de production. La hausse escomptée des exportations entraînera en revanche une forte augmentation des émissions de gaz à effet de serre, alors que l’Union européenne était au contraire censée les réduire. Mais ce qui frappe le plus les observateurs, c’est l’extraordinaire opacité dans laquelle se sont déroulées jusqu’à présent les discussions. Ni l’opinion publique ni ses représentants n’ont eu accès au mandat de négociation. La classe politique, dans son ensemble, s’est réfugiée dans un silence qui laisse pantois. Les traités confiant à la Commission européenne une compétence exclusive en matière commerciale, le Parlement européen n’a même pas été saisi. Beaucoup n’hésitent pas à parler de « négociations commerciales secrètes » pour qualifier ces tractations qui se déroulent à huis clos.
Les multinationales au cœur des négociations :
Les citoyens n’ont en rien été informés, ce qui n’est pas le cas, en revanche, des « décideurs » appartenant aux grands groupes privés, aux multinationales et aux divers groupes de pression qui sont au contraire régulièrement associés aux discussions. Les multinationales sont en effet depuis le début au cœur des négociations. Elles y sont présentes par l’intermédiaire de différents groupes ou lobbies, comme le Transatlantic Business Council (TBC), organisme issu en 1995 du « Dialogue économique transatlantique », ou encore le Transatlantic Policy Network (TPN), fonde en 1992, qui regroupe une centaine de parlementaires européens et américains en même temps que des firmes transnationales comme Boeing, Siemens, IBM, Microsoft, etc. Sans oublier l’association européenne des patrons Business Europe (dont fait partie le Medef), l’European Business Summit, les représentants des banques, de la chimie, etc. Comme lors de la mise en place en 1994 de l’Alena (zone de libre-échange associant le Canada, les Etats~Unis et le Mexique), l’objectif affiché, on l’a vu, est de déréglementer les échanges entre les deux plus grands marchés de la planète. Le projet vise pour cela à la « suppression totale des droits de douane sur les produits industriels et agricoles », mais surtout se propose « d’atteindre les niveaux les plus élevés de libéralisation des investissements ». La suppression des droits de douane n’aura pas d’effets macro-économiques importants. Les Etats-Unis sont déjà les premiers clients de l’Union européenne, et inversement. A l’heure actuelle, quelques 2,7 milliards de dollars de biens et de services sont échangés chaque jour entre les deux continents. Les investissements directs représentent quant à eux 3.700 milliards de dollars. Au total, les échanges se sont élevés a 670 milliards de dollars en 2012 – le commerce entre les filiales d’un même groupe représentant plus de la moitié de ces échanges ! Les droits de douane restent cependant importants dans au moins deux domaines, le secteur du textile et le secteur agricole. Leur suppression entraînera une perte de revenu pour les agriculteurs, une chute des exportations agricoles françaises, une industrialisation accrue de l’agriculture européenne, et l’arrivée massive en Europe de soja et de blé américains. Globalement, Ie démantèlement des droits de douane sera en outre préjudiciable à l’Europe, car le taux moyen de droits de douane est de 5,2% dans l’Union européenne, tandis qu’il n’est que de 3,5 % aux Etats-Unis. S’ils sont supprimés, les Etats-Unis en retireront donc un avantage de 40% supérieur à celui de l’UE. Cet avantage sera spécialement marqué dans certains secteurs: les droits de douane sur les matériels de transports sont de 7,5% en Europe, contre 0% aux Etats-Unis. Leur suppression portera donc directement atteinte à l’industrie automobile européenne. Et la faiblesse du dollar par rapport à l’euro profitera également aux Etats-Unis au détriment des productions européennes, qui seront incitées à délocaliser, ce qui aggravera d’autant le chômage. Beaucoup plus importante est l’élimination programmée de ce qu’on appelle les « barrières non tarifaires » (BNT), c’est-à-dire l’ensemble des règles et des réglementations que les négociateurs jugent aussi nuisibles que superflues, parce qu’elles constituent autant « d’entraves » à la liberté du commerce. En clair, les normes constitutionnelles, légales et réglementaires qui, dans chaque pays, seraient susceptibles d’entraver une liberté commerciale érigée en liberté fondamentale : normes de production sociales, salariales, environnementales, sanitaires, financières, économiques, politiques, etc. Pour ce faire, les accords en cours de négociation se proposent d’aboutir à une « harmonisation progressive des réglementations et de la reconnaissance mutuelle des règles et normes en vigueur ». José Manuel Barroso a lui-même précisé que « 80% des gains économiques attendus de l’accord viendront de la réduction du fardeau réglementaire et de la bureaucratie ». L’enjeu normatif est donc énorme.
En fait « d’harmonisation », une formidable régression :
Pour libéraliser l’accès aux marchés, l’Union européenne et les Etats-Unis sont censés faire « converger » leurs réglementations dans tous les secteurs. Le problème est que les Etats-Unis sont aujourd’hui en dehors des cadres du droit international en matière écologique, sociale et culturelle, qu’ils refusent d’appliquer les principales conventions sur le travail, le protocole de Kyoto sur le réchauffement climatique, la convention pour la biodiversité, les conventions de l’UNESCO sur la diversité culturelle, etc. Dans presque tous les cas, leurs règlements sont moins contraignants que ceux qui existent en Europe. Comme ils n’envisagent évidemment pas un instant de durcir leur législation, et que l’objectif est de s’aligner sur le « plus haut niveau de libéralisation existant », la « convergence » se fera par l’alignement des normes européennes sur les leurs. En fait « d’harmonisation », ce sont les Etats-Unis qui vont imposer a l’Europe leurs règles commerciales. « En réalité, dans cette négociation, on ne discute que de ce qui pourrait être concédé par les Européens, jamais de ce que détiennent les Etats-Unis. » (Jean-Michel Quatrepoint). Or, ces règles différentes des deux côtés de l’Atlantique sont le reflet de choix de société différents. Sous des apparences techniques, les normes et les règlements correspondent à des préférences collectives qui reflètent l’idée que l’on se fait de la protection des citoyens, à des choix socioculturels, a des réalités historiques, géographiques, linguistiques, parfois même constitutionnelles, à des traditions régionales, à des rapports de forces sociales. Ce sont ces choix de société qu’il s’agit d’éliminer au profit d’un modèle unique, en réduisant les normes au plus petit dénominateur commun. Leur suppression équivaudrait par conséquent à une transformation générale des sociétés allant bien au-delà du simple commerce. Si les normes américaines s’imposent, les pays européens connaîtront une formidable régression.
Les délocalisations protégées :
Dans le domaine agricole, I’ouverture du marché européen devrait entraîner l’arrivée massive des produits à bas coûts de l’agrobusiness américain : bœuf aux hormones, carcasses de viande aspergées a l’acide lactique, volailles lavées à la chlorine, viandes additionnées de chlorhydrate de ractopamine, OGM (organismes génétiquement modifiés), animaux nourris avec des farines animales, produits comportant des pesticides dont l’utilisation est aujourd’hui interdite, additifs toxiques, etc. Jugées depuis longtemps « trop contraignantes » par les Américains, toutes les normes sanitaires européennes pourraient ainsi être condamnées comme « barrières commerciales illégales ». En matière environnementale, la réglementation encadrant l’industrie agroalimentaire serait démantelée. Les groupes pharmaceutiques pourraient bloquer la distribution des génériques. Les services d’urgence pourraient être contraints de se privatiser. II pourrait en aller de même de l’eau et de l’énergie. Concernant le gaz de schiste, la fracturation hydraulique deviendrait un droit intangible. En outre, comme aux Etats-Unis les « indications géographiques protégées » ne sont pas reconnues, les « appellations d’origine contrôlées » (AOC) françaises seraient directement menacées. La création culturelle et audiovisuelle est protégée en Europe par divers mécanismes d’aide publique, mais aussi de réglementation de la diffusion (quotas), que les Américains voudraient faire sauter pour inonder plus massivement encore l’Europe de leurs produits. Une libéralisation du secteur audiovisuel se ferait au profit des géants américains du numérique. C’est la raison pour laquelle la France a fait admettre que l’audiovisuel – mais non le culturel au sens large (théâtres, opéras, musées, archives, bibliothèques, patrimoine, etc.) – soit pour l’instant exclu de l’accord, position qui a reçu l’appui de treize autres pays européens. Mais pour combien de temps ? Dans un entretien accordé a l’International Herald Tribune, José Manuel Barroso a déjà violemment critiqué la volonté de la France d’exclure le secteur audiovisuel du mandat de négociations commerciales avec les Etats-Unis, qualifiant cette position de « totalement réactionnaire ». Le rapport du 17 juin 2013 précise par ailleurs que la Commission européenne pourra soumettre de nouveau la question pendant les négociations, ce qui laisse la porte ouverte à une évolution. « II est dit très clairement, a déclaré Karel De Gucht, que nous pouvons faire de nouvelles propositions au Conseil sur un mandat additionnel, sur n’importe quelle question y compris l’audiovisuel ». De Gucht a également indiqué qu’il se réservait le droit de « discuter » des questions culturelles si les Américains en faisaient la demande. Or, pour les Américains, l’enjeu des industries culturelles comprend aussi le patrimoine et tout ce qui est « googleisable ». En matière culturelle, les musées nationaux pourraient ainsi perdre leur droit de préemption sur les trésors artistiques nationaux au profit des collectionneurs privés. Dans le domaine de la propriété intellectuelle, les enjeux sont également considérables, en particulier dans Ie domaine de I’armement et de l’aéronautique. En matière sociale, ce sont toutes les protections liées au droit du travail qui pourraient être remises en cause. Concernant les règlements relatifs à la main-d’œuvre et au travail, il est dit dans le rapport du 17 juin qu’ils devront être respectés « pourvu que ce faisant, ils n’annulent ou ne compromettent pas les avantages découlant de l’accord », ce qui revient à proclamer un principe en le vidant immédiatement de son contenu ! En fait, comme l’a rappelé la Confédération européenne des syndicats, « il n’y a aucune garantie quant à la création d’emplois plutôt que de bénéfices qui seront versés aux actionnaires sous forme de dividendes, diminuant encore la part des salaires ». Et bien entendu, les délocalisations seront protégées.
Contrôle des populations :
En ce qui concerne les services publics, il est indiqué que l’accord « concernera les monopoles publics, les entreprises publiques et les entreprises à droits spécifiques ou exclusifs, afin de parvenir à l’ouverture des marchés publics à tous les niveaux : administratif, national, régional et local ». Les hôpitaux, les écoles, les universités, la Sécurité sociale sont bien entendu concernés eux aussi. A terme, le régime des aides d’Etat existant en Europe devra s’aligner sur le modèle américain. Les Etats-Unis, eux, sont bien décidés à protéger leurs marchés publics, dont seuls 30% sont aujourd’hui ouverts aux entreprises étrangères (en vertu du Buy American Act de 1933), contre 95 % pour les marchés publics européens. Sur le plan financier, l’accord se prononce pour la « libéralisation totale des paiements courants et des mouvements de capitaux », alors même qu’il ne concerne pas moins de 60 % des activités bancaires mondiales. Mais que peut signifier un accord de libre-échange dont les termes peuvent être constamment faussés par la sous-évaluation du dollar par rapport à l’euro ? Au colloque sur « Le projet de marché transatlantique » organisé le 16 septembre 2013 à Paris par la Fondation Res Publica, l’économiste Jean-Luc Gréau a souligné l’importance du cadre monétaire dans cette affaire : « Peut-on faire un marché commun transatlantique sans avoir au moins un cadre monétaire stable, avec des monnaies américaines et des monnaies européennes stabilisées les unes par rapport aux autres ? Autrement dit, peut-on évoquer l’hypothèse d’un SMA (système monétaire atlantique) ? Je crois que non. » Il est aussi prévu une coopération transatlantique dans le domaine du contrôle des populations (surveillance des données personnelles sur Facebook et Gmail, puces RDFI, cartes de crédit, caméras, biométrie, etc.). Ricardo Cherenti et Bruno Poncelet résument ainsi le programme : « Détricotage des conquêtes sociales, réduction des salaires, flexibilisation du travail, attaque contre les solidarités sociales, obtention de privilèges fiscaux, endettement croissant des Etats justifiant une gouvernance par le haut ». Mais il y a pire encore. L’un des dossiers les plus explosifs de la négociation concerne la mise en place d’un mécanisme « d’arbitrage des différends » entre Etats et investisseurs privés. Ce mécanisme dit de « protection des investissements » (Investor State Dispute Settlement, ISDS) doit permettre aux entreprises multinationales et aux sociétés privées de traîner devant un tribunal ad hoc les Etats ou les collectivités territoriales qui feraient évoluer leur législation dans un sens jugé nuisible à leurs intérêts ou de nature à restreindre leurs bénéfices, c’est-à-dire chaque fois que leurs politiques d’investissement seraient mises en cause par les politiques publiques, afin d’obtenir des dommages et intérêts. Le différend serait arbitré de façon discrétionnaire par des juges ou des experts privés, en dehors des juridictions publiques nationales ou régionales. Le montant des dommages et intérêts serait potentiellement illimité (c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de limite aux pénalités qu’un tribunal pourrait infliger a un Etat au bénéfice d’une multinationale), et le jugement rendu ne serait susceptible d’aucun appel.
Une offensive en passe de réussir :
L’idée n’est pas nouvelle. Elle figurait déjà dans le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les Etats membres de l’OCDE, et elle fut l’une des causes essentielles de son rejet, suite a la décision prise par Lionel Jospin de lui retirer le soutien de la France, De ce point de vue, le TTPI peut être considéré comme une « version modifiée de l’AMI ». Il semble que cette fois-ci, l’offensive soit en passe de réussir. Un mécanisme de ce type a déjà été intégré a l’accord commercial que l’Europe a récemment négocié avec le Canada (CETA) . Les firmes multinationales se verraient donc conférer un statut juridique égal a celui des Etats ou des nations, tandis que les investisseurs étrangers obtiendraient le pouvoir de contourner la législation et les tribunaux nationaux pour obtenir des compensations payées par les contribuables pour des actions politiques gouvernementales visant à sauvegarder la qualité de l’air, la sécurité alimentaire, les conditions de travail, le niveau des charges sociales et des salaires ou la stabilité du système bancaire. Dans les faits, le recours à des arbitres privés pour régler un différend entre un Etat et un investisseur ne pourra évidemment que dissuader les Etats de maintenir des services publics, de continuer à protéger les droits sociaux et à garantir la protection sociale, ou de chercher à contrôler l’activité des multinationales. La justice serait rendue au profit de la Banque mondiale et de son Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), sans que soit pris en compte les intérêts des pays et des peuples. La capacité des Etats à légiférer étant ainsi remise en question, les normes sociales, fiscales, sanitaires et environnementales ne résulteraient plus de la loi, mais d’un accord entre groupes privés, firmes multinationales et leurs avocats, consacrant la primauté du droit américain. On assisterait ainsi à une privatisation totale de la justice et du droit, tandis que l’Union européenne s’exposerait à un déluge de demandes d’indemnités provenant des 14.400 multinationales qui possèdent aujourd’hui plus de 50.800 filiales en Europe. Grâce a des mécanismes de ce genre, des entreprises étrangères ont déjà engagé des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Egypte, ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou ! La multinationale Lone Pine a demandé au gouvernement canadien de lui accorder 250 millions de dollars de « réparations » pour les profits qu’elle n’a pu réaliser à cause du moratoire sur l’extraction du gaz de schiste mis en place dans la vallée du Saint-Laurent. En 2012, l’OMC avait déjà infligé à l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de millions d’euros pour son refus d’importer des organismes génétiquement modifiés (OGM). Plus de 450 procédures de ce genre sont en cours actuellement dans le monde.
Démanteler I’Union européenne
Le Wall Street Journal l’a reconnu avec ingénuité : le partenariat transatlantique « est une opportunité de réaffirmer le leadership global de l’Ouest dans un monde multipolaire « . Un leadership que les Etats-Unis ne sont pas parvenus à imposer par l’intermédiaire de l’OMC. Celle-ci avait certes lancé en 2001 à Doha, capitale du Qatar, un ambitieux programme de libéralisation des échanges commerciaux, mais au sein de cette organisation, dont le nouveau président, successeur du Français Pascal Lamy, est le Brésilien Roberto Azevedo, les Américains se heurtent depuis plus de dix ans à la résistance des pays émergents (Chine, Brésil, Inde, Argentine) et des pays pauvres. Le seul résultat obtenu a été, en décembre dernier, l’accord intervenu à Bali. C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis ont adopté une nouvelle stratégie, dont le TTIP est le fruit. La mise en place d’un grand marché transatlantique est pour eux un moyen d’écraser la résistance des pays tiers, tout en enrôlant l’Europe dans un ensemble dont le poids économique sera tel qu’il imposera les intérêts de Washington au monde entier, II s’agit donc bien, pour les Etats-Unis, de tenter de maintenir leur hégémonie mondiale en enlevant aux autres nations la maîtrise de leurs échanges commerciaux au bénéfice de multinationales largement contrôlées par leurs élites financières. Parallèlement, ils veulent contenir la montée en puissance de la Chine, aujourd’hui devenue la première puissance exportatrice mondiale. La création d’un grand marché transatlantique leur offrirait un partenaire stratégique susceptible de faire tomber les dernières places fortes industrielles européennes. Elle permettrait de démanteler l’Union européenne au profit d’une union économique intercontinentale, c’est-à-dire d’arrimer définitivement l’Europe à un grand ensemble « océanique », la coupant de sa partie orientale et de tout lien avec la Russie. Comme les Américains s’inquiètent par ailleurs de l’impact négatif de la chute de l’activité économique européenne sur les exportations américaines, et donc sur l’emploi aux Etats-Unis, on comprend qu’ils veuillent conclure l’accord le plus tôt possible. De façon significative, un grand « Partenariat transpacifique » (Trans-Pacific Partnership, TPP) a également été lancé en 2011 par les Etats-Unis. Comptant au départ huit pays (Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande, Chili, Pérou, Malaisie, Brunei, Vietnam) qui ont été rejoints en décembre 2012 par le Japon, il vise principalement à contrecarrer l’expansion économique et commerciale de la Chine. Comme l’a dit sans détour Bruce Stokes, du German Marshall Fund of the United States, l’objectif est de « s’assurer que le capitalisme version occidentale reste la norme mondiale et pas le capitalisme d’Etat chinois ». Depuis l’arrivée du Japon, le TPP ne représente pas moins du tiers du commerce mondial et 40% du PIB mondial. Ce qui revient à dire que le Partenariat transpacifique et le Traité transatlantique, auxquels on peut encore ajouter l’Alena, couvriraient à eux trois 90% du PIB mondial et 75% des échanges commerciaux, A plus long terme encore, l’objectif est de toute évidence d’établir des règles mondiales sur le commerce. Carla Hills, principale négociatrice du traité transatlantique sous George Bush, l’a décrit comme un « catalyseur nécessaire » vers un « nouvel ordre commercial ». Quoique bilatéral, un accord Union européenne / Etat-Unis marquerait un pas vers un retour à la reconnaissance de la primauté des règles commerciales multilatérales. José Manuel Barroso l’a dit également : un tel accord « fixera la norme, non seulement pour le commerce et les investissements transatlantiques, mais aussi pour Ie développement du commerce à travers le monde ». II s’agit bien, a confirmé Karel De Gutch, « d’élaborer des normes qui ont vocation à devenir mondiales ».
Une alliance aussi forte que l’OTAN
Barack Obama, pour sa part, n’a pas hésité à comparer Ie partenariat transatlantique à une « alliance économique aussi forte que l’alliance diplomatique et militaire » représentée par l’OTAN. La formule est assez juste. C’est bien une OTAN économique, placée comme son modèle militaire sous tutelle américaine, que cherche à créer le TTIP afin de diluer la construction européenne dans un vaste ensemble inter-océanique sans aucun soubassement géopolitique, de faire de l’Europe l’arrière-cour des Etats-Unis, consacrant ainsi l’Europe-marché au détriment de l’Europe-puissance. L’enjeu final est politique. Par une intégration économique imposée à marche forcée, l’espoir est de mettre en place une « nouvelle gouvernance » commune aux deux continents. A Washington comme a Bruxelles, on ne dissimule pas que le grand marché transatlantique n’est qu’une étape vers la création d’une structure politique mondiale, qui prendrait le nom d’Union transatlantique. De même que I’intégration économique de I’Europe était censée déboucher sur son unification politique, il s’agirait de créer à terme un grand bloc politico-culturel unifié allant de San Francisco jusqu’aux frontières de la zone d’influence russe. Le continent eurasiatique étant ainsi coupé en deux, une véritable Fédération transatlantique, pourvue d’une assemblée parlementaire regroupant des membres du Congres américain et du Parlement européen, et représentant 78 Etats (28 Etats européens, 50 Etats américains), pourrait ainsi être créée. Les souverainetés nationales ayant déjà été annexées par la Commission de Bruxelles, c’est la souveraineté européenne qui serait alors transférée aux Etats-Unis. Les nations européennes resteraient dirigées par des directives européennes, mais celles-ci seraient dictées par les Américains. II s’agit, on le voit, d’un projet d’une immense ambition, dont la réalisation marquerait un tournant historique – sur l’opportunité duquel aucun peuple n’a jamais été consulté. « Si ce projet aboutit, a dit Noël Mamère, il réduira l’Europe au statut d’élément subalterne d’un ensemble occidental dominé par Ie libre-échange, l’ultralibéralisme et le dollar (…) Nous deviendrions des supplétifs des Etats-Unis, comme nous le sommes déjà sur le plan militaire depuis le retour de la France dans l’OTAN. » « Le grand marché transatlantique, a renchéri Jean-Luc Melenchon, est une annexion de l’Europe par les Etats-Unis (…) II prononce de fait la dissolution de l’Union européenne dans le marché unique des USA. » La vérité oblige à dire qu’ils n’ont pas tort. Avec Ie TTIP, l’objectif à long terme est de faire gouverner le monde par l’économie, et en même temps de « reconstruire un monde unipolaire à partir d’un empire euro-atlantique sous contrôle états-unien ». Une monstruosité.
L’Europe ne désire même plus résister
Reste a savoir si les négociations iront à leur terme, et si le grand marché transatlantique verra vraiment Ie jour. A l’heure actuelle, on voit mal cependant ce qui pourrait empêcher sa réalisation. Et l’on a d’autant moins de raisons d’espérer qu’il n’aura pas pour résultat de soumettre l’Europe aux Etats-Unis que les élites dirigeantes européennes sont de toute évidence des victimes consentantes de cette annexion. L’incroyable mollesse des réactions européennes au scandale de l’espionnage américain en Europe, dans le cadre du programme PRISM de la NSA, révélé à la faveur de l’affaire Snowden, est à elle seule révélatrice du degré de soumission de l’Europe aux Etats-Unis – comme le sont également le récent achat par les Pays-Bas de 37 avions de combat américains F-35, le choix du gouvernement allemand de choisir le lanceur américain Falcon 9 pour lancer trois satellites gouvernementaux, ou la décision de la France d’acquérir du constructeur américain General Atomics des drones de surveillance Reaper pour 1,5 milliard de dollars. Le gouvernement français s’est de son côté officiellement rallié à la finance de marché. II a aussi hérité de l’atlantisme traditionnellement professé par le Parti socialiste depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, ce qui explique que François Hollande se soit bien gardé de revenir sur la réintégration de la France dans l’appareil intégré de l’OTAN. On ne doit pas non plus oublier que nombre de dirigeants politiques actuels, dont François Hollande (promotion 1996), font partie des « Young Leaders » de la French American Foundation. Comment s’étonner alors de la déclaration de Nicole Bricq, ancien ministre du Commerce extérieur, présentant le projet de traité transatlantique comme une « chance pour la France » à laquelle on « ne peut qu’être favorable » ? Le 28 juin 1978, l’économiste François Perroux déclarait dans Le Monde : « L’Europe sans rivages pouvait avoir deux sens. Ou bien l’Europe libre redevient un foyer d’influence économique, politique, intellectuelle, propageant ses activités intenses vers l’extérieur sans risque d’impérialisme désormais. Ou bien l’Europe est envahie. Sans rivages, elle subit des forces extérieures auxquelles elle ne désire même plus résister ». C’est plus que jamais vers la seconde hypothèse que l’on paraît s’orienter.
Alain de BENOIST
Source : Revue Éléments n°151 (avril-juin 2014)