Nul doute que l’investiture et les déclarations de D. Trump redéfiniront ce qu’est le rapport de force. 26 « executive orders » (220 durant son premier mandat) ont été signés le jour même de l’officialisation de son second et dernier mandat. Certains seront contestés juridiquement et peut-être abrogés mais dès aujourd’hui, par exemple, 1 500 militaires sont d’ores et déjà déployés le long de la frontière mexicaine, renforçant les 2 500 militaires déjà en place par l’administration Biden pour la poursuite notamment de la construction du mur anti-migrants.
Dans ses relations avec l’Europe, ses déclarations bien avant son investiture inquiétaient les Etats européens et avaient contraint les Européens à réagir. Ceux-ci devront désormais agir plus vite pour réaliser cette autonomie stratégique indispensable à leur sécurité collective. L’Union européenne devra trouver surtout une place à la table des négociations pour la paix en Ukraine mais cela dépend de sa crédibilité.
Ce fut d’ailleurs l’objet de ce plateau du 22 janvier 2025 auquel j’ai participé sur France-24. (voir en replay aussi les interviews des ministres de la défense allemand et français menées par Darius Rochebin ce 23 janvier 2025 à 20h00 au Musée de l’Armée).
Le domaine de l’armement et des livraisons à l’Ukraine est un exemple significatif de nos déficiences selon un document de la commission européenne. Quelque 78% des acquisitions réalisées dans le domaine de la défense par les États membres de l’UE entre le début de la guerre d’agression menée par la Russie et juin 2023 provenaient de l’extérieur de l’UE, les États-Unis représentant à eux seuls 63% de ces acquisitions. Entre 2021 et 2022, l’acquisition de nouveaux équipements a augmenté de 7%, mais seuls 18% du total de ces dépenses ont été consacrés à l’acquisition collaborative d’armement par l’UE en 2022, soit bien moins que le critère collectif actuel de 35% fixé par les États membres (« Une nouvelle stratégie pour l’industrie européenne de la défense pour préparer l’Union à toute éventualité en la dotant d’une industrie européenne de la défense réactive et résiliente », commission de l’Union européenne, 5 mars 2024).
Quant aux déclarations du président Zelenski sur l’appel à l’OTAN et à 200 000 hommes pour assurer le contrôle d’une éventuelle zone d’interposition entre l’Ukraine et la Russie, les chiffres techniques en terme de forces correspondent à cette ligne de contact d’environ de plus de 1 000 km. Une force terrestre de 15 000 soldats, soit la capacité française de projection, peut tenir environ 80 km linéaires. Mais l’OTAN ne sera pas vraisemblablement acceptée comme force d’interposition en Ukraine. C’était l’une des causes de cette guerre. En outre, chacun des belligérants ou négociateurs peut exprimer des exigences sur la nationalité des forces déployées. Ainsi, les troupes britanniques pourraient-elles contribuer à ce déploiement alors que le Royaume-Uni a été l’un des principaux alliés des Ukrainiens depuis 2015 ? Malgré la demande insistante de V. Zelenski, il n’y aura pas non plus de troupes américaines si l’on en croit les déclarations de D. Trump.
Néanmoins, la question qu’il faut poser est celle des réelles capacités terrestres européennes, seules forces militaires pouvant recevoir la mission de « s’interposer » sur la ligne des combats en cas de cessation des combats. Il s’agit d’occuper le terrain avec sans doute un appui aérien important, peut-être naval en mer Noire… si la Turquie le veut bien.
Il s’agira donc d’une mission de longue durée, c’est-à-dire de plusieurs années (cinq à dix ans minimum) avec un fort coût financier. Les mandats des troupes variant selon les pays, 4 à 6 mois de présence continue sont à envisager pour les différents contingents. Déployer 15 000 hommes signifie aussi que pendant ce temps les mêmes effectifs se préparent pour les relever, que les effectifs de retour se reconditionnent. Bref, à titre d’exemple, 15 000 hommes projetés, possibilité maximale pour chacun des Etats rappelés ci-après, imposent la mise à disposition d’une force de projection globale de 30 000 à 45 000 soldats sachant qu’une force terrestre ne se limite pas à assumer la seule mission de la projection comme en témoignent ci-après les chiffres des principales armées de terre européennes. Ils montrent que le format initial des armées de chaque pays sera déterminant pour la constitution d’une force de l’Union européenne ou de circonstance si des Etats non-européens étaient sollicités.
Les principales forces terrestres d’active européennes en 2023 sont les suivantes (source « Military balance », février 2024), avec une indication sur le budget dédié à la défense en 2023 par ces Etats. Les chiffres concernant les budgets sont exprimés en normes OTAN. Ils sont sensiblement différents de ceux qui sont habituellement fournis mais ils permettent de les comparer objectivement. A noter qu’ils correspondent à 2% du PIB et plus, sauf pour l’Italie, mais que ce jeudi 23 janvier 2025, le président Trump a demandé que les Européens consacrent… 5% de leur PIB à la défense.
- France : forces terrestres, 111 000 militaires sur une force armée de 203 000. A noter que la France a rassemblé ses forces de projection au sein des 77 000 combattants de la Force opérationnelle terrestre ; budget dédié à la défense hors pensions : 53,3 milliards d’euros ;
- Italie : forces terrestres, 94 300 militaires sur une force armée de 160 000 ; budget dédié à la défense hors pensions : 29,7 milliards d’euros ne représentant qu’1,5% de son PIB ;
- Royaume-Uni : forces terrestres, 80 350 militaires sur une force armée de 144 400 ; budget dédié à la défense hors pensions : 64 milliards d’euros ;
- Pologne : forces terrestres, 71 350 sur une force armée de 100 400, avec l’objectif de disposer de 300 000 militaires d’ici 2035, sans doute en y incluant de nombreux réservistes ou des unités territoriales ; budget dédié à la défense hors pensions : 30 milliards d’euros ;
- Allemagne : forces terrestres, 61 900 militaires (mais une partie du soutien terrestre n’est pas sous l’autorité de l’armée de Terre) sur 181 000 ; budget dédié à la défense hors pensions : 64,1 milliards d’euros.
Quant à l’influence de D. Trump sur le conflit ukrainien, V. Poutine l’a bien rappelé depuis le début de cette semaine. Rien de neuf ! Oui, il veut bien négocier mais à ses conditions, avec l’appui affiché par ailleurs de Xi Jin Ping lors d’un entretien largement réalisé et diffusé au lendemain de l’investiture de D. Trump. Celui-ci peut évoquer des sanctions accrues sur la Russie mais que peut-il ajouter de plus aux nombreuses sanctions appliquées depuis l’invasion de la Crimée en 2014 puis suite à l’agression russe en Ukraine en février 2022. Donc à voir. La fin de la guerre de l’Ukraine voulue dans les trois à six mois à venir me semble bien aléatoire mais sait-on jamais, cela dépendra en grande partie de la situation militaire sur le terrain. Or une armée qui avance comme c’est le cas pour l’armée russe n’incitera pas V. Poutine à négocier.
Le rapport de force interétatique est donc bien de retour !
Et pendant ce temps, la guerre menée par Israël contre ses ennemis passe en-dessous des radars. Néanmoins, la démission courageuse ce mardi 21 janvier 2025 du général israélien Halévi, chef d’état-major des armées, est un exemple. Estimant sa mission terminée, car on ne démissionne pas en temps de guerre, il reconnaît l’échec de Tsahal le 7 octobre 2023 dans sa mission de « protéger les citoyens du pays ». « Nous avons échoué en cela », a-t-il dit sans détour dans une déclaration filmée où il a annoncé sa démission. Le Premier ministre Netanyahou aura-t-il le même courage pour assumer sa part de responsabilité quand il sera temps ? Pas sûr.
Mon entretien ce 9 janvier 2025 pour Atlantico sur les échecs des attaques iraniennes sur Israël.