vendredi 6 décembre 2024

Les armées sont-elles encore en mesure d’agir sur le territoire national ?

En collaboration avec la F.R.S. et Secret défense, le laboratoire de recherche sur la défense de l’IFRI recevait ce jeudi 14 février le général de corps d’armée Hervé Charpentier, nouveau gouverneur militaire de Paris (GMP).

Le thème de ce « séminaire sandwich » (sans sandwich, malheureusement) était celui de la protection du territoire par les forces armées avec la question « Quels sont les scénarios qui justifieront demain la mobilisation des armées dans cet espace, dans quel cadre et avec quels effets ? »

Je ne vous cache pas que j’ai toujours porté un grand intérêt au rôle des armées sur le territoire national. La mission du militaire est à mon avis de protéger la nation, sa population, nos valeurs. Seules ces missions peuvent justifier l’engagement de chacun d’entre nous dans les armées.

Je me suis d’ailleurs souvent exprimé dans différents billets que ce soit sur la garde nationale (Cf. mes billets du 25 mars 2012 et du 1er avril 2012 et ce n’était pas une blague) ou sur la sécurité intérieure (« Une nécessaire approche globale de la sécurité intérieure : quelle place pour les forces armées ? » du 9 septembre 2012« Vers une militarisation accrue des forces de sécurité ? » du 25 août 2011 et du 26 août 2012).

L’engagement des armées sur le territoire national

Sujet bien bordé aujourd’hui, le GCA Charpentier a fait un bilan précis des missions des forces armées sur le territoire dont, outre l’engagement au titre du soutien aux services publics, l’image est la plus visible est le plan Vigipirate. Le citoyen et l’administration doivent d’abord comprendre comment fonctionnent les armées dans leurs interventions sur le territoire national. Ce fonctionnement est bien loin des fantasmes ou des appels des élus qui expriment cependant leur désarroi face aujourd’hui à un fort sentiment de désorganisation de la société.

Les commandants militaires de zone sont les responsables de la coordination des forces armées sous la responsabilité du préfet. Ils assurent le contrôle opérationnel au nom du chef d’état-major des armées (CEMA) pour mener les actions de sécurité civile, de lutte contre le terrorisme, de maintien de l’ordre qui reste une situation exceptionnelle. Le GCA Charpentier a d’ailleurs souligné le malaise que les armées pourraient ressentir à assumer ce genre de mission.

L’action est engagée sur réquisition de l’autorité civile et donc répond à des critères précis pour que le CEMA autorise l’emploi des forces armées. Au passage, cela rappelle son rôle particulier et essentiel auprès du gouvernement. Les effets recherchés sont traduits en terme de mission et non en nombre d’hommes ou de véhicules à fournir. Le commandement reste militaire et centralisé. Il ne peut y avoir d’engagement déconcentré des armées car tout changement de posture des armées est un signe politique.

L’exemple de Vigipirate en vigilance rouge sans discontinuer depuis le 7 juillet 2005 est significatif. Près de 1200 militaires sont déployés en permanence sur le territoire français. Le GCA Charpentier a rappelé très justement le quotidien du soldat. Logeant en banlieue, le soldat se lève vers 4h, prend le métro, se déploie sur Paris, patrouille avant de retourner au quartier à 22h. Ce rythme est tenu sur deux semaines, le lendemain de patrouille étant consacré soit à l’alerte soit à la récupération. Cela représente aussi par jour 30 km à pied, 150 km en véhicule et on est bien loin des trente cinq heures.

Capacités et limites des forces armées aujourd’hui

Le Livre blanc de 2008 impose une capacité de 10 000 hommes en mesure d’être projetés sur le territoire national. Cependant, il faut rappeler aujourd’hui que les 70 000 hommes projetables de l’armée de terre sont les principales forces adaptées à ce type de crise sur le territoire national. Même en cas de maintien de l’ordre, le renfort serait limité à quelques milliers d’hommes entraînés.

On peut rapporter ces chiffres aux 500 000 hommes (impressionnant quand même) du ministère de l’intérieur : policiers (140 000), militaires de la gendarmerie (97 000), pompiers : 250 000 dont 195 000 sapeurs-pompiers volontaires et 40 500 professionnels (16 %). S’y ajoutent 12 200 autres militaires (Brigade des Sapeurs Pompiers de Paris, Bataillon des Marins Pompiers de Marseille, Formations militaires de la sécurité civile). Les armées ne peuvent plus être que des forces d’appoint. Les forces de l’intérieur représentent 1 personnel pour 130 habitants, les 10 000 hommes… 1 pour 6500 habitants et la France s’étend jusqu’en Polynésie et à la Guyane. A méditer.

Seul l’emploi centralisé pourra avoir un effet après une manœuvre de concentration sur le territoire national. En effet, la diminution des forces devient un souci alors qu’elles ne sont pas forcément à proximité du lieu de crise. Environ 20% des départements ne disposent plus de forces armées structurées hormis la gendarmerie qui a d’autres missions.

Les matériels ne sont plus tous disponibles pour des raisons économiques et en raison de la politique de gestion des « parcs » qui a été mise en place pour y répondre. Outre le fait que la notion de parc recouvre aussi bien les véhicules, les transmissions ou que l’armement…, ces moyens sont une faible partie d’entre eux en disponibilité immédiate avec une priorité aux OPEX et une disponibilité de 90%. 1/3 des équipements restent seulement en garnison avec une disponibilité d’environ de 50%. En outre, il y a des capacités sous contrainte (hélicoptères), « échantillonnaire » par exemple pour le franchissement des coupures (fleuves), « unique » pour le NRBC.

La faiblesse des moyens est une réalité. Je citerai l’aide aux agriculteurs lors des sécheresses. Les capacités de transport logistique ont été diminuées par 10 depuis la dernière intervention de ce type en 1976. Entre le 5 juillet 2011 et le 29 juillet 2011, les armées ont contribué au transport de 2000 tonnes de fourrage et à leur stockage au profit des agriculteurs éleveurs. Etaient ainsi mobilisés une « trentaine de camions » chaque jour (impressionnant) et des espaces de stockage au sein des emprises militaires (il y en a encore) dans les départements de l’Essonne et de la Lozère.

Le point de vue du GMP est tout aussi éclairant sur l’importance du contrôle de Paris : 2% du territoire, 30% du PIB, 20% de la population, 157 zones urbaines sensibles. Il faut constater le désert militaire de la région parisienne bien qu’il y ait 55 000 militaires incluant les 7000 pompiers militaires. Il n’y a que deux unités opérationnelles (deux régiments, peut-être 2 000 hommes) en appui. Il a rappelé que, pour la grande crue de 1910 (dont la prochaine se prépare) , la garnison de Paris avait déployé 100 000 hommes (et les Japonais 100 000 militaires à Fukushima en 2011).

C’est aussi l’abandon des enceintes militaires qui interdisent d’accueillir les renforts dans Paris (vous savez, nos emprises bien placées au cœur de Paris abandonnées sans réelle contrepartie financière). Le camp de Satory près de Versailles devra pouvoir accueillir 3 000 hommes en toute autonomie mais j’ai compris qu’il était soumis aussi à bien des appétits.

Que conclure en terme de problématiques ?

Quelles sont les problématiques ? Elles concernent d’abord les relations entre le ministère de la défense et le ministère de l’intérieur qu’il faut développer. C’est aussi le besoin de s’entrainer ensemble, une dimension un peu absente au ministère de l’intérieur. Enfin, c’est substituer une logique d’effets à obtenir à la simple logique de moyens des préfets.

Dans l’intervention sur le territoire national, la protection des soldats face aux agressions se pose aussi. Il a été évoqué un armement à létalité réduite pour permettre une riposte graduée. N’y a-t-il pas un risque à transformer l’image du soldat ? L’emploi des soldats doit être un message clair et sans équivoque. Qui menace ou provoque l’intervention de soldats doit savoir qu’il prend un risque réel. C’est aussi un gage de la crédibilité des armées d’autant plus important que les forces sont limitées. Leur emploi doit être déterminant dans la résolution d’une crise.

Dans ce cadre, l’existence d’une garde nationale, dont l’absence a été constatée par le GCA Charpentier, serait d’une utilité certaine et intermédiaire pour l’action de l’Etat avant d’engager des troupes professionnelles.

Au titre de la sécurité intérieure, les armées ont néanmoins des points forts uniques : cohésion, résilience, polyvalence, entraînement, commandement enfin. Elles seules peuvent agir dans la durée et en autonomie logistique. Il ne faudrait pas l’oublier dans le prochain Livre blanc.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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