mercredi 9 octobre 2024

Les recommandations du maréchal de Belle-Isle à son fils chef de corps

Le régiment que le Roi vient de vous donner est un des meilleurs de l’Armée : son lieutenant-colonel est un militaire respectable par de longs et excellents services ; tous les capitaines qui le composent sont plus âgés que vous, et il n’est aucun d’eux qui, si l’on n’eût considéré que les services personnels, n’eût mérité plus que vous d’être nommé colonel ; cependant c’est vous qui allez être leur chef ; que cette première réflexion ne sorte jamais de votre mémoire.

Je ne vous dirai point : cherchez à mériter l’estime du corps que vous allez commander ; cette maxime est trop triviale, mais je vous dirai : cherchez à mériter l’amour. Tout colonel qui s’est concilié ce sentiment précieux obtient avec facilité les choses même les plus difficiles, tandis que celui qui ne l’a point acquis n’obtient qu’avec de grandes difficultés les choses même les plus aisées. Faites-vous donc aimer, mon fils, et le rôle difficile de colonel deviendra pour vous un jeu agréable. Vous vous tromperiez grossièrement si vous vous imaginiez que, pour obtenir l’amour de votre régiment, vous devez laisser fléchir la discipline ou affecter une complaisance extrême pour les désirs de chacun des officiers qui le composent ; ce moyen ne serait ni sûr ni glorieux. Vous vous tromperiez encore si vous vous imaginiez qu’une seule vertu, quelque heureuse ou brillante qu’elle soit pût vous concilier ce sentiment ; comme ce ne sont point les yeux seuls d’une femme qui vous captivent, mais l’ensemble, l’accord de ses traits, ce n’est de même que la réunion des vertus et des connaissances dont je vous parlerai dans le cours de ce mémoire, qui vous conciliera l’amour de votre régiment.

Ayez donc pour votre lieutenant-colonel la déférence la plus grande, ne donnez aucun ordre sans le consulter, je vous ai souvent donné ce conseil, cet ordre, je le renouvellerai chaque fois que j’en trouverai l’occasion ; si, à l’exemple de quelques jeunes chefs, vous manquiez d’égards ou de considération pour votre lieutenant-colonel, vous me feriez concevoir de vous l’opinion la plus défavorable, et vous deviendriez bientôt la victime de votre imprudence ; votre régiment, divisé entre vous et lui, serait en proie aux partis, aux cabales, et dès lors vous ne pourriez plus espérer de faire le bien.

Ayez pour les anciens capitaines des égards marqués, consultez-les fréquemment, témoignez-leur de l’amitié et de la confiance. Soyez le soutien, l’ami, le père des jeunes officiers, aimez les vieux bas-officiers et les anciens soldats ; parlez-leur souvent et toujours avec bonté, consultez-les même quelquefois, un chef de corps se trouve toujours bien de cette popularité, elle m’a été souvent utile.

Étudiez, connaissez à fond tous les officiers de votre régiment ; dépourvu de cette connaissance, vous seriez chaque jour trompé ; vous confondriez la modestie avec le manque de talent, la confiance que donne la persuasion de ses forces avec une vaine suffisance, le désir du bon ordre avec une critique maligne, l’amour de la justice et du bien avec la délation, l’envie ou une ambition démesurée, la modération avec l’apathie ou l’indifférence, et la sévérité avec la raideur ; vous prendriez des conseils donnés par la flatterie ou l’intérêt pour ceux que la vérité dicte ; vous croiriez verser des récompenses sur la vertu, elles tomberaient sur l’intrigue ; protéger des talents réels et vous ne prôneriez que des talents apparents ou factices.

Quand, après avoir étudié longtemps les officiers de votre régiment, vous les connaîtrez tous, vous choisirez parmi les plus anciens deux amis particuliers en qui vous aurez reconnu de la vertu, des connaissances, l’amour de la vérité et du bon ordre ; vous les attacherez intimement à vous par votre amitié; vous leur confierez : l’emploi important de vous parler de vos défauts avec franchise et de vous montrer vos fautes toutes nues. Écoutez ces officiers avec attention, avec docilité ; gardez-vous cependant de leur accorder une confiance ou exclusive ou aveugle et de montrer trop clairement au reste du corps la préférence que vous donnerez à ces deux officiers, cette connaissance pourrait devenir la source d’inimitiés funestes.

J’ai développé devant vous le génie et le caractère de la nationalité française, ses mœurs, ses préjugés ; je vous ai fait connaître la meilleure manière de la retenir et de l’aimer, de la récompenser et de la punir, je ne vous répèterai donc point ici les leçons que je vous ai données sur ces objets, mais je vous dirai de n’employer jamais, avec vos soldats, des expressions dures, des épithètes flétrissantes et de ne proférer jamais en leur présence des mots ignobles ou bas. Le colonel qui se sert, avec ses soldats, de quelques-unes de ces expressions, s’avilit lui-même, et s’il s’adresse à des officiers, il se compromet de la manière la plus évidente. N’oubliez jamais que les officiers de votre régiment sont des hommes, Français, vos égaux, et que vous devez par conséquent en leur donnant des ordres prendre un ton et employer des expressions convenables à des personnes dont l’honneur est le mobile. Croyez bien, mon fils, que ce moyen est le seul bon, qu’il peut faire respecter les ordres, les rendre agréables, en accélérer l’exécution et inspirer aux soldats cette confiance en leurs officiers qui est la mère d’une bonne discipline et des succès.

Ne vous servez jamais de punitions que la loi réprouve, que l’esprit national condamne ; quand vous serez forcé de punir, qu’on lise sur votre figure toute la peine que vous éprouvez d’être obligé d’en venir à cette dure extrémité. Ne laissez point échapper le moment de rendre de petits services aux officiers de votre corps ; en attendant les grandes occasions de les obliger, vous vous exposeriez à ne les servir jamais. Comme ce sont les petites précautions qui conservent les vertus, ce sont les petits services qui gardent les cœurs. Sollicitez avec autant de suite que d’ardeur les grâces qu’auront méritées les officiers, les bas-officiers et les soldats de votre régiment : les Ministres pourront refuser l’objet de vos demandes, mais ils vous sauront gré de la chaleur que vous mettrez dans vos sollicitations, et votre régiment vous en aimera davantage. Ne faites jamais concevoir à aucun de vos subordonnés des espérances que vous n’êtes point assuré de réaliser : quand les personnes qui les auraient conçues les verraient détruites, elles vous accuseraient d’avoir négligé leurs intérêts.

Je vous ai accoutumé, il y a déjà longtemps, à vous lever dès quatre heures du matin ; conservez cette habitude heureuse, jamais vous n’aurez un plus grand besoin de temps, car jamais vous n’aurez autant d’études à faire et de choses à exécuter ; ayant été fait colonel très jeune, vous serez selon les apparences de très bonne heure officier général, il ne sera presque plus temps alors de vous livrer à l’étude des grandes parties de la guerre ; c’est donc à présent que vous devez les apprendre ; mais ne dussiez-vous point parvenir à un grade plus élevé que celui que vous occupez, croyez, mon fils, que l’emploi de colonel exige les connaissances les plus variées et les plus étendues. Pourrez-vous juger des talents de vos caporaux, si vous ne connaissez pas, aussi bien que le plus instruit d’entre eux, quelle est la progression qu’il faut suivre pour former un homme de recrue ; de l’instruction et de l’exactitude des sergents si vous ne connaissez pas dans toute leur étendue les devoirs dont ils sont chargés. Ce que je vous dis du sergent est également applicable au lieutenant, au capitaine, au major, au lieutenant-colonel ; oui, mon fils, ce n’est qu’en vous rendant capable d’occuper les différentes places qui sont au-dessous de la vôtre que vous pourrez dignement remplir celle qui vous est confiée, et forcer les autres à s’acquitter de tous leurs devoirs.

Je ne vous recommanderai pas l’étude des ordonnances militaires, vous vous y êtes livré de bonne heure, mais de ne jamais vous écarter de ce qu’elles prescrivent. Je serai le premier à vous punir ou à solliciter votre punition si j’apprends jamais que vous vous êtes permis de vous en éloigner. La loi est aux yeux de tout bon citoyen, de tout bon militaire, l’objet le plus sacré ; on dit, je le sais bien, et dans ma jeunesse, je l’ai dit comme les autres : « La lettre tue et l’esprit vivifie » ; mais, comme j’ai toujours vu que, sous prétexte de cette vivification, on se permet les écarts les plus grands, je vous ordonne expressément de vous en tenir à la lettre de la loi. Respectez aussi les usages introduits depuis longtemps ; si vous en trouvez pourtant quelqu’un abusif, il le faut abolir, mais procédez à son abolition avec prudence et avec sagesse ; préparez par votre conduite et par vos discours ce que vous voudrez opérer ; faites-en sentir les avantages.

N’entreprenez jamais de détruire plusieurs abus à la fois ; attachez-vous d’abord au plus important, au plus essentiel. Si l’on attaque en même temps toutes les parties d’un édifice qu’on veut rétablir, on l’ébranle toujours et quelquefois on le renverse ; ne démolissez qu’après avoir préparé ce qui doit être mis à la place de ce que vous voulez renverser. Souvenez-vous qu’on fait toujours plus de mal que de bien quand on propose inconsidérément les changements même les plus avantageux et quand on emploie la violence pour les faire adopter. Consultez les anciens officiers sur les réformes que vous voudrez faire ; ils entraînent par leur opinion celle du corps entier.

Je ne vous parlerai point ici de l’étude de la guerre ; je vous en ai prouvé la nécessité et les avantages dans un mémoire qui a précédé celui-ci et je vous ai indiqué le plan que vous deviez suivre pour apprendre cette science.

Je me bornerai à vous redire que l’histoire est la source dans laquelle vous devez puiser sans cesse, ne lisez pas l’histoire pour apprendre l’histoire, mais pour apprendre la guerre, la morale et la politique. L’histoire a été dès mon enfance l’objet de mon étude et c’est à elle que je dois tout ce que je sais. Ne négligez point les sciences mathématiques, je suis fâché de ne les avoir point cultivées, je les ai apprises de bonne heure, je les aimais, j’y avais fait des progrès, j’ai dû beaucoup au peu que j’en sais.

Vous êtes brave, vous l’avez prouvé, mais gardez-vous de l’être avec excès. Combien de larmes ne m’a pas coûtées la bravoure de quelqu’un qui m’était bien cher [NDLR : Le chevalier de Belle-Isle, frère du maréchal, tué à l’attaque du col de l’Assiette dans les Alpes (1747)]. Que la vôtre ne me soit pas aussi cruelle. La bravoure qui est la première des qualités pour un soldat doit, dans le grade de colonel, être subordonnée à la prudence. J’aimerais cependant mieux avoir à pleurer votre mort que votre gloire, que votre honneur.

Souvenez-vous que les hommes qui vous conseillent le plus hautement de ménager votre personne seraient les premiers à vous blâmer si vous suiviez leurs conseils.

Aimez votre Patrie, aimez votre Roi ; vous le devez, mon fils, et parce que c’est un devoir imposé à tout citoyen et parce que les grâces dont j’ai été comblé vous en font une loi. Ces sentiments sont assez profondément gravés dans votre cœur pour que je puisse me dispenser de les approfondir encore en y repassant le burin.

Aimez la gloire ; que le désir de l’obtenir soit toujours ardent.

Cette passion de la gloire m’a soutenu dans la carrière difficile que j’ai parcourue ; elle m’a fait oublier que j’étais né avec une santé délicate, un corps faible.

Je ne vous parlerai pas de la probité, mais je vous recommanderai de veiller sur celle de vos gens. On accuse quelques colonels de vendre les emplois de leurs régiments ; je ne crois pas que cela puisse être ; ils les donnent, mais les gens les vendent.

Ayez un régiment meilleur et plus instruit que les autres, cet amour-propre est permis à un colonel, mais ne cherchez pas à le rendre plus beau et surtout à le surcharger de pompe. Veillez à ce que les compagnies soient toujours complètes en hommes propres à la guerre ; qu’une fausse pitié ne vous engage pas à laisser les capitaines tirer la paye des soldats qu’ils n’ont point ; celui qui se permet cette malversation trompe le Roi et manque de probité. Celui-là en manque encore qui n’apporte pas la plus exacte justice dans la distribution des grâces et qui, surtout n’empêche point ses subordonnés à faire sur le soldat des gains illicites. Cette attention est, mon fils, une des principales que doit avoir un colonel.

Assistez à tous les services que fera votre régiment, soyez toujours le premier au rendez-vous que vous lui aurez assigné ; paraissez uniquement occupé de vos devoirs, soyez actif, vigilant, exact, et vos officiers seront ponctuels, attentifs, zélés ; dans le cas contraire, vous verrez une triste et froide apathie s’emparer de votre régiment ; tout colonel négligeant entraîne tout son corps vers l’oubli de ses devoirs.

Ne vous laissez pas emporter par l’impatience ou la colère ; on se repent toujours d’avoir obéi aux premiers mouvements des passions. Voulez-vous faire une sottise ? a dit avec raison un de nos poètes, prenez conseil de la colère ; c’est en l’écoutant qu’un Chef de Corps compromet quelquefois son honneur, quelquefois sa vie, et plus souvent encore celle des hommes qui lui sont soumis.

Obéissez aux lois et aux hommes que le prince a choisis pour en être les organes ; l’insubordination est le premier, le plus grand des vices militaires ; il se communique avec une rapidité extrême et il acquiert des forces à mesure qu’il se propage. Tout colonel qui n’obéit point à ses supérieurs peut-il espérer que ses subordonnés lui obéissent ?

Regardez-vous comme le juge, le censeur, comme le magistrat et comme le père de votre régiment ; en qualité de magistrat et de juge, vous veillerez au maintien des lois, en qualité de censeur et de père, vous veillerez au maintien des mœurs. Occupez-vous sur tout de ce dernier objet, toujours oublié ou trop négligé par les chefs de corps militaires, là où les mœurs règnent on observe les lois et, ce qui vaut mieux encore, on les aime. Veillez donc à épurer les mœurs, mais ne pensez pas qu’elles se commandent ; elles se montrent, elles s’inspirent.

L’autorité de l’exemple est ici, comme presque partout, plus forte que celle de la volonté ; la vigilance nous ferait en vain découvrir, dans les autres, des vices qu’on pourrait nous reprocher à nous-mêmes.

Si vos mœurs sont pures, celles de votre régiment le seront, votre tempérament se fortifiera, vous économiserez beaucoup de temps, vous vous mettrez à l’abri de plusieurs ridicules durables. Vous ne serez jamais le jouet des circonstances, et l’estime publique vous dédommagera des privations que vous vous serez imposées.

Fuyez le jeu et surtout les jeux de hasard, bannissez-les avec soin de votre régiment ; ils perdent la plupart des militaires.

Gardez-vous de contracter le goût du vin, il abrutit ; que votre table soit bonne, mais jamais délicate ; admettez-y les officiers de votre corps de préférence aux officiers généraux, aux colonels et autres chefs ; que les rangs soient marqués, chez vous, par le degré d’estime que mériteront vos convives.

Réduisez vos équipages au pur nécessaire ; vous devez donner l’exemple de la simplicité, de la modestie parce que vous êtes le colonel et parce que vous êtes mon fils. Cette modération vous coûtera d’autant moins que j’ai eu l’attention de bannir loin de vous cette mollesse voluptueuse qui transforme en femmes délicates la plupart des jeunes militaires. Je n’ai point souffert que l’on mît de l’or ou de l’argent sur  chevaux, vos mulets, ni sur l’habit de vos gens ; j’espère que vous soutiendrez toujours cette simplicité précieuse. La magnificence qui sied si bien à l’homme chargé de représenter un souverain est vicieuse dans l’homme de guerre en général, et funeste dans un colonel ; son corps se fait un devoir, un honneur de l’imiter. Je n’ai jamais vu sans une vive indignation les jeunes chefs de nos régiments traîner après eux dans les camps et dans les garnisons, le luxe et la mollesse de la cour, chercher à se faire distinguer par la richesse et le brillant des équipages, la multitude des valets, l’extrême beauté des chevaux, la délicatesse des tables, rivaliser uniquement enfin dans l’art de multiplier les voluptés. Est-ce bien là l’ambition qui devrait animer les chefs des corps militaires ? Je m’arrête, l’aigreur s’emparerait bientôt de moi ; mes conseils vous sont d’ailleurs moins nécessaires sur cet article que sur beaucoup d’autres.

Vous n’avez jamais vu un être souffrant sans désirer vivement de faire cesser ses maux ou de les alléger ; conservez, mon fils, cette sensibilité précieuse ; elle pourra bien quelquefois vous causer des peines, mais elle vous procurera encore plus souvent des plaisirs vifs et purs. C’est autant pour votre gloire que pour votre bonheur que je vous recommande de vous montrer humain et généreux ; l’humanité, la libéralité nous gagnent et nous conservent le cœur des homes avec qui nous vivons, auxquels nous commandons. Quelque dépense que vous fassiez pour soulager l’humanité souffrante, j’y pourvoirai avec joie ; j’aime bien mieux qu’on parle de votre bienfaisance que de votre habileté dans l’art d’ordonner une fête, que l’on s’étonne du nombre d’heureux que vous aurez faits que de celui des grands que vous aurez essayé de désennuyer. Le souvenir d’une fête qu’on a donnée ne laisse, ni dans l’esprit, ni dans le cœur aucune trace agréable ; celui d’un malheureux qu’on a consolé en laisse de délicieuses. Je ne m’oppose point à ce que vous distribuiez, dans quelque circonstance importante, une gratification générale aux soldats de votre régiment ; j’aimerais cependant mieux vous voir verser le même argent sur ceux qui auront été blessés, qui auront fait quelques actions éclatantes, ou qui, en remplissant leurs devoirs, auront éprouvé quelque perte grande pour eux. Ne laissez passer aucune semaine sans visiter une ou deux fois les malades de votre régiment ; parlez à chacun d’eux avec bonté ; écoutez leurs plaintes et faites-les cesser ; écoutez même le récit de leurs maux, cette complaisance contribuera autant que les remèdes à hâter leur guérison. Visitez souvent les prisonniers de votre régiment ; l’homme coupable doit être puni, mais non renfermé dans un endroit malsain. Je ne vous dirai pas de ménager à la guerre le sang et les peines de vos soldats ; celui-là est indigne du nom d’homme qui, pour se faire une renommée, les expose à des maux, à des périls superflus ; sachez d’ailleurs que la gloire qu’on obtient à ce prix n’est ni belle ni durable.

Les colonels français sont renommés depuis longtemps dans l’Europe entière pour leur politesse ; on ne fera jamais pour vous, j’en suis certain, une exception qui vous serait injurieuse. Loin de rester au-dessous de vos modèles, vous les surpasserez. La plupart des colonels ne sont polis qu’avec les femmes, leurs supérieurs et leurs égaux, vous le serez avec vos inférieurs. Vous ne parlerez jamais aux officiers de votre régiment, et jamais vous ne parlerez d’eux, avec ce ton impérieux qu’affectent quelques chefs de corps. Souvenez-vous, je vous le répète, que beaucoup de vos subalternes ont mieux mérité que vous de commander un régiment, que beaucoup ont une origine plus antique et plus illustre que la vôtre, et qu’il ne leur a manqué pour être élevé au-dessus de vous qu’un peu de richesse ou de bonheur. Soyez donc accessible, affable, poli, prévenant, mais encore davantage envers vos inférieurs qu’avec vos égaux ; la politesse avec ses égaux n’est souvent que l’effet d’une politesse adroite ; celle dont on use avec ses subalternes est une preuve de la bonté du cœur. Les louanges que j’ai reçues pour n’avoir jamais fait sentir le poids de mon autorité doivent vous encourager à imiter ma conduite.

Si jamais vous commettez des fautes, hâtez-vous d’en convenir et surtout de les réparer. Quoique cette manière d’agir soit bien naturelle et qu’elle ne mérite pas d’être louée, elle vous attirera cependant les louanges, vous gagnera des cœurs et vous fera pardonner des fautes, je l’ai souvent éprouvé moi-même.

Aimez, distinguez les officiers qui annonceront quelque talent pour la guerre et ceux qui, sans négliger leurs devoirs, s’adonneront à la culture des beaux-arts. Occupez-vous beaucoup des jeunes officiers de votre régiment, veillez vous-même sur leur conduite, sur leur instruction et sur les mœurs ; soyez comme je l’ai dit, leur père, leur soutien, et, s’il le faut, leur instituteur. Vous n’aurez un bon régiment qu’autant que vos officiers seront instruits et que leur zèle pour le service sera vif et constant ; croyez bien que vous n’obtiendrez ces précieux avantages qu’en donnant une attention extrême aux jeunes officiers et qu’en leur faisant contracter de bonne heure l’habitude d’une conduite régulière. Faites en sorte que les vieux officiers conçoivent pour leurs jeunes la tendresse qu’un père a pour ses enfants ou du moins qu’un mentor a pour son pupille ; faites que les jeunes officiers aient pour les anciens les égards, la condescendance et le respect que des enfants tendres et bien élevés ont pour leur père. Veillez à faire naître et à maintenir l’union dans votre régiment ; hâtez-vous d’étouffer les divisions naissantes, de déraciner les inimitiés ou du moins d’en prévenir les effets destructeurs, c’est là une des premières et des plus essentielles obligations imposées aux colonels.

Sachez tout œ qui se passera dans votre régiment, mais n’employez jamais pour y parvenir le vil moyen de l’espionnage ; celui qui fait le métier de délateur ou d’espion de ses camarades est un malhonnête homme et ne mérite aucune confiance. Ne recourez à d’autres yeux, à d’autres bras que lorsqu’il vous sera absolument impossible de voir tout, de tout faire par vous-mêmes ; descendez dans tous les détails ; on ne sait bien les choses que lorsqu’on connaît les plus petites particularités, ce n’est pas aux colonels à voir grand. Ne cherchez cependant point à attirer à vous les détails que la loi confie à vos subordonnés ; contentez-vous de les surveiller tous et de faire remplir à chacun ses devoirs.

Voici enfin mon dernier précepte. Souvenez-vous sans cesse, mon fils, que ce n’est point pour vous que vous avez été fait colonel, mais pour le bien du service et l’avantage du régiment qui vous est confié ; que la gloire de l’État soit donc votre grande préoccupation.

Si vous réussissez à prouver à votre régiment que vous êtes animé par ces motifs, chacun des hommes qui le composent se fera un devoir, un plaisir de concourir à vos vues ; alors, toutes les difficultés disparaîtront, vous obtiendrez une gloire que vous aurez méritée ; vous verrez l’estime publique et les faveurs du Roi voler au-devant de vous et vous ferez enfin le bonheur d’un père qui vous aime.

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Petit-fils du fastueux surintendant des Finances Nicolas Foucquet, instruit à l’école de l’adversité, Charles-Louis-Auguste Foucquet, duc de Belle Isle et maréchal de France (1684-1761), a su faire reculer la rancœur tenace de Louis XIV et prendre une place toujours croissante dans les affaires de la France.

Sa grande passion fut l’armée. On lui doit sa réorganisation patiente : il en fera l’outil dont profiteront ses successeurs de la Révolution et de l’Empire. Gouverneur de la province française des Trois-Evêchés pendant trente ans, il a fait de Metz une place forte à l’urbanisme inspiré des Lumières. Négociateur hors pair, il a exercé son influence dans le traité de Vienne, qui assurera à terme les duchés lorrains à la France, et dans celui d’Aix-la-Chapelle, qui met fin à la guerre de succession d’Autriche, ainsi que dans les négociations qui aboutiront au renversement des alliances en 1756. Lié à toute l’histoire politique du règne de Louis XV, Belle-Isle a mélangé avec brio la politique, la diplomatie et la guerre.



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