Les attaques informationnelles visent aujourd’hui à façonner les opinions publiques notamment des démocraties. Afin de répondre à ces nouvelles menaces, le ministère des armées (l’IRSEM) et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (le CAPS) ont diffusé une étude commune de 211 pages intitulée « Les manipulations de l’information ; un défi pour nos démocraties » (Cf. Document en ligne).
Je ferai trois remarques préalables :
- Peu de médias se sont faits l’écho de cette parution. Réaction à la loi sur les « fake news » ?
- Si le candidat Macron n’avait pas subi ces attaques informationnelles, ce sujet aurait sans doute été traité comme un autre.
- La Russie est clairement ciblée comme État ennemi qui met en oeuvre une stratégie d’influence contre les démocraties alors que la Chine plus insidieuse est bien peu étudiée (4 pages). En outre, les stratégies d’influence et de manipulation de l’information sont désormais à la portée de beaucoup d’États comme le montre le conflit actuel entre le Qatar et ses voisins saoudien et émirati (Cf. Émission « Géopolitique : le débat, Les guerres d’influence, quel impact sur la géopolitique mondiale ? » ce dimanche 16 septembre 2018 sur RFI avec trois intervenants Antoine Glaser, François-Bernard Huyghes et moi-même).
Il est indéniable que les démocraties sont devenues vulnérables aux stratégies d’influence et aux attaques informationnelles. Cela n’est pas une nouveauté mais leur naïveté devant la « Realpolitik en ont fait des cibles de choix dans les nouveaux rapports de force qui se construisent au niveau international. De fait, trop sûres d’elles-mêmes et des valeurs « universelles » qu’elles exportent, elles sont convaincues non seulement d’être dans le sens de l’évolution de l’humanité mais aussi d’être inattaquables. Cette situation semble bien révolue notamment en raison de l’évolution des technologies, de la remise en cause justement des normes sur l’information, sur les nouvelles puissances et notamment leur propre perception de la démocratie qui n’est pas celle défendue par les occidentaux. La démocratie illibérale ou autoritaire fait ainsi son chemin y compris dans l’Union européenne.
Que retirer de cette étude sur la manipulation de l’information ? Un effort de conceptualisation et de clarification des termes a été fait notamment pour rejeter le terme de « fake news », terme à la mode, et privilégier celui de « manipulation de l’information ». Cependant, le document considère les autres termes de la guerre de l’information comme n’étant pas appropriés, flous.
Or, malgré ce qui est affirmé, les termes de la guerre de l’information sont clairs. Les armées françaises par exemple ont travaillé depuis 2008 sur la stratégie d’influence. Elles ont retenu et validé des définitions souvent dans le cadre des travaux de l’OTAN. Elles ont été insérées dans le glossaire interarmées qui donne la base sémantique pour construire la réflexion et les doctrines d’emploi. Il est donc difficile de comprendre que, par exemple, la définition de la propagande retenue par l’étude soit celle de Jean-Marie Domenach de 1965.
Ce document ne définit pas non plus la diplomatie publique, la désinformation, encore moins la communication stratégique qui n’est pas de la « communication » dans le domaine militaire, les opérations d’information, termes pourtant évoqués. Pourtant, ils constituent les bases de la stratégie d’influence. Il est donc dommage que ces termes intégrés dans le corpus doctrinal de l’OTAN et des armées françaises n’aient pas été employés, leur définition rappelée, quitte à apporter « la » modification du chercheur. De fait les chercheurs sont restés dans leur monde universitaire et il n’est pas sûr que le lecteur non averti s’y retrouve.
Ce document est organisé en quatre parties, Pourquoi, comment, les réponses et 50 propositions. L’état des travaux que ce soit dans les États ou les organisations internationales comme l’OTAN ou l’Union européenne est présenté. Les occidentaux, mais pas uniquement, veulent se protéger de cette guerre de l’information qui peut avoir pour objet d’influencer en particulier les électeurs. Les exemples des élections américaine, allemande, française (de 2017) sont étudiés.
Quelques orientations peuvent être relevées, par exemple page 34 avec cet encadré « un phénomène de droite ou de gauche ». Ainsi, à partir d’études américaines, la droite, y compris en Europe aujourd’hui serait le plus souvent à l’origine des fausses nouvelles. Il y a sans doute un oubli de 70 ans d’idéologie communiste qui n’était pas seulement soviétique, avec ses différents partis communistes, des systèmes politiques qui s’appuyaient sur la propagande et la désinformation pour déstabiliser les démocraties non communistes en vue de prendre le pouvoir.
Concernant les propositions, elles ont été réparties en quatre domaines : recommandations générales, recommandations aux États, recommandations à la société civile, recommandations aux acteurs privés avec la remarque générale, que, en accord avec notre société, nous ne serons pas offensifs. Un peu ennuyeux non ? de laisser l’initiative à l’adversaire que l’on dénonce. Cela est significatif dans la proposition n°6, « ne pas céder à la tentation de la contre-propagande ». Pourtant, la contre-propagande ne signifie pas répondre à la propagande par la propagande. Les documents de doctrine militaire sur les opérations d’influence sont très clairs sur ce point. Sans doute, n‘ont-ils pas été consultés ?
Un certain nombre de propositions ne sont pas nouvelles (n°27, en OPEX, soigner les relations avec les populations locales, par exemple). Je retiendrai la n°22, « être conscients de ce pour quoi nous nous battons », certes existant déjà dans les documents militaires traitant de l’influence. La manipulation de l’information est liée à la guerre du sens, du sens que l’on donne à la stratégie choisie.
La création dans les unités russes par exemple de « commissaires politiques » qui, dans le contexte actuel, deviennent des officiers « influence » (Cf. Le Monde, 12 août 2018). En France, comme ailleurs, il ne serait pas inutile de disposer de ce type d’expertise auprès des décideurs civils et militaires, avec sans aucun doute une structure interministérielle… solution proposée dans les années 2010, sans succès. Une stratégie d’influence ne peut se concevoir qu’au plus haut niveau de l’Etat, intégrée dans sa stratégie générale, ce que les Russes ou les Chinois ont bien compris.
« Les nouveaux commissaires politiques russes, affirme le ministère russe de la défense, ne seront pas là pour surveiller leurs camarades : ils seront les premiers au front de la « guerre de l’information » (…). « La guerre mondiale de l’information fait rage, et il est crucial de créer une union morale entre l’armée et la société, explique M. Kanchine (représentant du ministère de la défense russe). C’est pour cela que nous avons besoin d’une structure qui soit responsable de la composante morale et idéologique de l’armée russe. » (Cf. Le Monde du 11 août 2018).
Pour conclure, ce document est intéressant. Il fait un état des lieux qui montre l’inquiétude qui a saisi les démocraties. Il a cependant écarté les réflexions militaires sur la « guerre de l’information ». Oublier les praticiens rend parfois une thématique moins proche du réel. Il s’agit bien de gagner la guerre de l’information qui existe. Il est aussi appréciable que, lors de la présentation de l’étude, la ministre des armées ait souligné l’apport du centre interarmées d’action sur les perceptions (Cf. CIAE) … créé suite à une de mes propositions à l’époque. Personne ne voulait à l’époque qu’il traite justement de la contre-propagande et donc des réponses à donner aux fausses informations. Je crois que cela a changé, c’est heureux mais que de temps perdu par manque de clairvoyance.
Pour conclure et élargir la réflexion, je joins les liens de quelques billets sur l’influence et la communication stratégique que j’ai publiés sur ce blog :
« Rendre les médias sociaux opérationnels » (3 mars 2013),
« Le 6 juin 2014. Une commémoration mais pas uniquement » (8 juin 2014),
« Armée française et contre-propagande : un débat doctrinal » (8 février 2015),
« Retour sur la cyberguerre et la contre-propagande » (15 février 2015)