Il existe une éthique spécifiquement militaire sur laquelle repose l’engagement au combat du soldat ; elle est par nature destinée à s’appliquer en temps de guerre. Elle résulte du besoin opérationnel impérieux de maîtrise de l’emploi de la force armée par le guerrier dont on a fait le détenteur.
Et puis il existe une éthique du temps de paix, dont le militaire veut croire qu’elle doit préfigurer celle du temps de guerre ; ne serait-ce que parce qu’il faut se préparer au combat, se former, avoir réfléchi, avant de s’engager dans l’action. Le militaire a donc naturellement tendance à mettre en place dès le temps de paix, et dans ses tâches organiques, des comportements, des règles, des modes de relations qui sont ceux dont il aura besoin pour, un jour si besoin, conserver à l’acte guerrier le niveau éthique requis…
L’exercice du commandement est emblématique de cette disposition d’esprit. Chacun de ses subordonnés, et tout spécialement le jeune soldat que l’on a la charge d’éduquer et de diriger, est un combattant potentiel, un homme ou une femme avec qui il faudra demain aller se battre. Un compagnon d’armes en puissance.
Il y a donc un certain nombre de dispositions d’ordre moral à prendre envers lui :
- On ne le « manage » pas comme dans une entreprise, on le commande ;
- On ne l’humilie pas, car ensuite comment faire face à l’ennemi aux côtés d’un subordonné dont on a trahi la confiance ;
- On ne lui ment pas ; on lui dit sans détour ce qu’on pense de lui ;
- On reste juste dans toute prise de décision le concernant ;
- On lui accorde sa confiance pour les missions de son niveau ;
- On exige de lui une obéissance, une loyauté, une droiture, un sens du devoir, une discipline intellectuelle, qui seuls garantissent un bon fonctionnement collectif lorsque la situation devient critique ;
- On le sanctionne (aux deux sens de ce mot : récompense et punition)…
En fait, et très simplement, on établit avec lui dès le temps de paix un mode de relation inspiré de celui qu’il faudra avoir au combat.
Ce mode, ces règles, toutes de bons sens, mises bout à bout, forment le substrat d’une éthique du commandement admise, partagée, codifiée, reposant sur des valeurs communes de respect et de dignité. Cette éthique a besoin d’être périodiquement rappelée pour rester ancrée dans les esprits ; et périodiquement revisitée pour ne pas perdre de sa pertinence et de son actualité. Elle est mise en pratique au quotidien, en temps ordinaire, pour devenir un réflexe, lorsque l’extraordinaire survient.
Mais cette source opérationnelle est-elle la seule qui doive guider la morale militaire « de tous les jours » ? Il faut admettre qu’il existe désormais une autre forme d’éthique pour le temps de paix ; par obligation, par exigence de légalité et de conformité ; parce que le militaire de garnison est un citoyen astreint aux mêmes lois que ses compatriotes. C’est une éthique complémentaire, « d’inspiration purement civile », de source légale, de devoir réglementaire.
Pour s’en convaincre, l’exemple des règles à adopter dans les pratiques commerciales et financières est particulièrement illustratif.
Code des marchés publics, dispositions relatives à la tenue d’une comptabilité, commission de déontologie, loi dite « SAPIN 2 »… sont autant de textes qui fixent un ensemble de pratiques très strictes à respecter :
- Comment dépenser les crédits dont on a reçu affectation ? À quels types de dépenses les consacrer ?
- Accepter un cadeau ou le refuser ? Se laisser inviter au restaurant ou payer sa part ?
- Favoriser un fournisseur ou faire respecter la libre concurrence ? Acheter en gré à gré ou passer un appel d’offre ?
- Influencer un décideur, jusqu’à quel point ? Quelles formes de lobbying commercial sont acceptables ou incorrectes ?…
Ces questions concernaient jusqu’ici très peu de militaires, bien identifiés, et formés à des métiers très particuliers : acheteurs ou chefs de projets, intendants ou commissaires… Or l’expérience récente montre que de plus en plus de responsables au sein des armées sont confrontés à ces situations potentiellement déstabilisantes.
De nombreux autres exemples témoignent de cette implication croissante du militaire dans des domaines (juridiques) qu’il a pu croire réservés aux activités civiles, hors de son champ éthique propre : sécurité au travail, code de la route, dispositions relatives au harcèlement, contrôle de gestion, équité sociale, protection des données personnelles, … Les dispositions afférentes à ces domaines, que le militaire le veuille ou non, s’imposent à lui. Et ce faisant, elles déterminent, par sédimentations successives, de nouvelles formes d’exigences morales et de règles ; elles définissent ainsi le périmètre d’une éthique du temps de paix dont le contenu est beaucoup plus vaste et beaucoup plus contraignant que le militaire du siècle dernier ne l’aurait imaginé…
L’éthique du temps de paix (et en partie celle du temps de guerre) se trouve de facto écartelée entre :
- Sa vocation première qui est de former les esprits et les cœurs au respect de valeurs morales fortes en situation de combat ; elle est toute en spécificité ;
- Sa dérive progressive vers un légalisme formel, tous azimuts, vis-à-vis d’une somme de textes qui régissent au quotidien l’activité organique ; elle est source de banalisation.
Il appartient à chaque responsable militaire de savoir conserver le juste équilibre entre ces deux volets de ce qui ne peut être qu’une unique éthique du métier militaire. Car l’éthique ne saurait être divisible, compartimentée… Et si elle s’appuie sur deux sources objectives de valeurs et de normes, en apparence très éloignées, elle n’en constitue pas moins le référentiel unique de valeurs, mis à la disposition du soldat, pour lui permettre d’exercer son métier en toute conscience, quelles qu’en soient les circonstances.
GCA (2S) Alain BOUQUIN
Texte tiré du dossier du G2S : L’éthique dans le métier des armes