mardi 19 mars 2024

Promouvoir et bâtir une défense européenne autonome (Dossier 24 du G2S)

Le Président MACRON et la Chancelière MERKEL, ainsi du reste que le Président JUNKER précédemment, ont évoqué récemment une future défense commune assumée par une « armée européenne ». Les professionnels de la défense ne se sont pas laissé abuser par la terminologie de ces propos. Assez souvent le discours médiatique ne traduit pas la réalité opérationnelle des choses. À l’évidence, il ne s’agit pas de créer une armée intégrée dans laquelle les nations perdraient leur identité et leur souveraineté.

Chacun sait combien la situation actuelle de l’Union européenne, bousculée par une résurgence des nationalismes et par la diversité des approches stratégiques, ne permet pas de donner une réalité opérationnelle à un quelconque rêve de fusion des forces armées des États membres et à leur intégration dans une armée unique.

L’idée d’une armée européenne sous-tend du reste celle d’une Europe puissance politique jouissant de tous les attributs d’un état fédéral, ce que l’Union européenne n’est pas, et ne sera probablement pas, du moins à un horizon visible.

Toutefois évoquer une « armée européenne », c’est apporter une réponse simple et imagée aux vœux exprimés de façon régulière par les citoyens de l’Union européenne dans les eurobaromètres. C’est aussi une manière de rendre abordable un thème international complexe et de vulgariser les mesures que l’UE doit prendre pour assumer pleinement la défense de ses intérêts stratégiques et notamment son territoire et ses habitants.

C’est en cela qu’une telle prise de position de la part des deux pays leader en matière de défense, dans une Union européenne sans le Royaume-Uni, est de nature à faire progresser l’outil de défense européen et peut-être la volonté d’engagement des États membres de l’Union.

Dans les faits, la politique engagée par les États membres, par la voix du Conseil européen, part du concept actuel d’une Europe de la défense dont la portée se limite aux opérations extérieures. Elle pose les jalons d’une défense européenne autonome dont la première étape découlerait des décisions prises depuis l’été 2017.

Il s’agit notamment de la Coopération structurée permanente (CSP ou encore PESCO) (1), terme un peu obscur aux accents technocratiques, qui ouvre désormais aux États membres de l’UE des possibilités significatives de coopération dans le domaine des capacités de défense et dans une moindre mesure – toutefois pour l’instant – dans le domaine opérationnel.

La CSP découle du Traité de Lisbonne. Mise en œuvre depuis le 13 décembre 2017, elle regroupe 25 (2) États de l’Union décidés à respecter des engagements contraignants pour mener des projets communs. Ces projets n’impliquent pas systématiquement les 25 États, sauf cas particulier, mais les nations volontaires selon les intérêts de chacun…

La CSP a d’ores et déjà engendré le lancement de 34 projets. À titre d’exemple – et au-delà des projets phares que sont le drone MALE (3) européen, la cyberdéfense ou les projets franco-allemands en matière d’avion de combat et de blindé – on peut mentionner un projet emblématique de la communauté d’intérêt, qui rassemble la presque totalité des États participants à la CSP, celui de la mobilité militaire.

Souvent évoqué sous les termes de « Schengen militaire », ce projet « mobilité », pour lequel l’OTAN a également marqué son intérêt, permettra, dès que ses modalités auront été arrêtées, dont notamment ses implications en termes d’infrastructure, la libre circulation des unités militaires de l’UE sur tout le territoire de l’Union.

À vrai dire, la libre circulation militaire n’est pas une nouveauté. Tel avait été le cas pour les armées alliées sur le sol de l’Allemagne de l’Ouest, pendant plusieurs décennies lors de la guerre froide. Les régiments français, britanniques, belges, néerlandais, américains ou canadiens faisant partie du déploiement opérationnel de l’OTAN face au Pacte de Varsovie circulaient alors librement sur les routes et autoroutes allemandes. Mais leur champ d’action se limitait au seul territoire de la République fédérale d’Allemagne qui constituait alors le champ de bataille potentiel.

Depuis, l’Allemagne s’est réunifiée et son territoire s’est agrandi. L’Union européenne s’est constituée et la défense de l’Europe s’inscrit désormais de Gibraltar à la Baltique et de la Bretagne à la frontière polonaise. Qu’il s’agisse du dispositif de l’OTAN en Europe ou de la montée en puissance de l’Europe de la défense, la libre mobilité des unités sur l’ensemble du territoire de l’Union est devenue un impératif.

Celle-ci se heurte en fait à des difficultés de plusieurs ordres. Tout d’abord au plan des principes, car les 28 (4) États membres de l’Union européenne sont des États souverains, qui exigent le respect de leur souveraineté et n’acceptent la venue de forces militaires étrangères sur leur sol que sous condition d’une règlementation propre. À titre d’exemple une compagnie d’infanterie de l’armée espagnole qui aurait à rejoindre un terrain de manœuvre, ou un déploiement opérationnel en Pologne devra satisfaire toute une série de procédures administratives différentes et de contrôles propres à chacun des pays traversés.

En second lieu, les difficultés à surmonter concernent l’infrastructure tant routière que ferroviaire. Pour ce qui est du réseau routier, et plus spécialement autoroutier, tout un travail est à entreprendre pour définir et mettre à niveau de grands axes de circulation susceptibles d’être empruntés par les convois militaires. Une attention toute particulière devra être portée sur la classe des ponts, qui devront pouvoir accepter le passage des engins les plus lourds. Dans l’Allemagne de l’Ouest des décennies 60 à 90, tous les ponts comportaient un panneau sur lequel la classe du pont était portée en noir sur fond jaune. Ces panneaux ont quasiment disparu du paysage allemand, ils devront y être réinstallés et faire l’objet d’une mise en place généralisée sur tout le territoire européen.

Dans le domaine ferroviaire, la mobilité militaire est tributaire de l’homogénéité du réseau ferré européen. Certains pays, notamment les Pays baltes, ne sont pas alignés sur l’écartement des voies ferrées de la plupart des pays européens à 1,435 mètres.

La mise à niveau du réseau balte revêt donc une importance stratégique particulière, compte tenu de la résurgence d’une menace russe, certes sans commune mesure avec la période de la guerre froide.

Enfin, au-delà des efforts à déployer pour faciliter le déplacement des unités dans le domaine de l’infrastructure, il faudra mettre au point une procédure pour l’utilisation du réseau. On rejoint là le besoin, si longtemps combattu par le Royaume-Uni, enfin en cours de gestation, d’un état-major opérationnel de l’Union européenne destiné à planifier et conduire les opérations, dont les déplacements ordonnés par l’Union européenne.

Par ailleurs, l’OTAN peut elle aussi avoir besoin d’organiser des déplacements d’unités sur le territoire européen. C’est pourquoi le Commandement suprême des forces alliées en Europe, le SHAPE (5), est également très intéressé par ce projet initialement porté par l’Union européenne, mais sur lequel l’OTAN est probablement tentée de lancer une OPA…

Force est de constater cependant que cette CSP, en dépit des espoirs qu’elle a fait naitre et des succès escomptés pour les 34 projets ainsi lancés, ne se traduit pas, du moins pour le moment, dans le domaine de l’engagement opérationnel.

Il y a en fait une focalisation de cette CSP sur le domaine capacitaire – ce qui est bien – mais constitue une certaine dérive par rapport à son objectif initial et au texte même du Traité de Lisbonne. C’est pourquoi la France a voulu contrebalancer cette dérive. Elle a lancé en juin 2018 une initiative européenne d’intervention (IEI), dans le but d’approfondir, avec les 10 pays (6) actuellement partenaires, les conditions géopolitiques et géostratégiques d’un engagement opérationnel en commun. Tenant compte du futur BREXIT, cette initiative, qui se situe hors des structures de l’UE, permettra de conserver un lien fort avec les Britanniques dont les capacités et le savoir-faire opérationnel nous sont encore indispensables.

Pour compléter ce tableau des avancées concrètes de ces deux dernières années, il faut enfin mentionner la décision prise par la Commission

européenne de créer au niveau de l’Union un fonds de défense. Il devrait prendre en charge une part importante des dépenses de recherche et technologie de défense et participer au financement du développement de programmes communs d’armement.

C’est sur cette avancée prometteuse, mais pas encore concrétisée par des réalisations tangibles, que pourrait se construire une défense européenne. Elle dépasserait le cadre actuel de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et des missions de Petersberg (7), pour prendre pleinement en charge la défense du territoire de l’UE, actuellement assumée par l’OTAN aux termes du Traité de Washington.

Il est vrai que la culture de la dépendance vis-à-vis des États-Unis marque toujours fortement les mentalités dans de nombreux États membres, notamment en Europe orientale ou Balte. Toutefois, l’évolution de la relation euro-américaine, déjà perceptible sous le Président Obama et maintenant exacerbée par le Président TRUMP, peut affaiblir la confiance mutuelle.

Il n’est donc pas interdit d’imaginer une défense européenne autonome à moyen terme, voire souveraine à un horizon beaucoup plus lointain. De fait, la recherche d’une autonomie stratégique est désormais un objectif affiché par l’Union européenne en matière de défense et de sécurité.

Pour atteindre concrètement un tel objectif, pourquoi ne pas reprendre le concept de « coalition » et le pérenniser dans une structure permanente. Autrement dit, en paraphrasant les termes désormais éclairés de la CSP, créer une « Coalition structurée permanente » qui reposerait sur un Traité européen de défense et concrétiserait une « Alliance européenne ».

Cette coalition, bras armé de l’Union européenne, pourrait s’inspirer des structures de l’Alliance Atlantique et disposer d’une sorte d’OTAN européenne comme outil militaire. Elle aurait, comme dans le traité de Washington, son « article 5 », traduisant la solidarité des États signataires dans une défense commune. À vrai dire, l’article 42-7 du Traité de l’Union européenne (8) porte déjà en lui-même l’expression de cette solidarité. Seul le deuxième paragraphe de l’article devrait faire l’objet d’un amendement qui, tout en ménageant l’Alliance Atlantique, rendrait à l’UE son entière responsabilité dans la défense de son territoire.

Les nations souveraines, membres de l’Union européenne, décideraient ainsi de se coaliser de façon institutionnelle et permanente et organiseraient leur défense commune par une structure politico-militaire qui, du Comité politique et de sécutité (OPS) jusqu’à l’Agence européenne de défense (AED) en passant par un quartier-général permanent et par l’Eurocorps, serait directement issue des instances actuelles de l’UE.

Ce n’est pas pour autant que le lien transatlantique devrait être rompu. Un accord de défense devrait être conclu avec les États-Unis, le Royaume-Uni et les autres parties prenantes de l’Alliance Atlantique.

Le lecteur comprendra aisément qu’il s’agirait là d’une recomposition fondamentale du dispositif international de sécurité, dont l’occurrence est faible, et que l’évolution vers une défense européenne propre ne peut être que lente et progressive. L’autonomie stratégique de l’Union européenne, que les décisions évoquées ci-dessus devraient permettre de concrétiser à horizon 2025-2030, en serait le premier pas, notamment dans la réalisation d’un outil de défense significatif. Mais ce n’est pas le tout de disposer à terme de moyens adaptés et performants, encore faut-il avoir la volonté de les utiliser et c’est là tout le problème de l’Europe politique…

Général (2S) Jacques FAVIN LÉVÊQUE

Texte tiré du dossier 24 du G2S « Europe et Défense »

—————————————-

1/ Permanent Structured Cooperation

2/ N’en font pas partie le Royaume-Uni, le Danemark et Malte

3/ Medium Altitude Long Endurance

4/ 27 post BREXIT

5/ Supreme Headquarters Allied Powers Europe

6/ Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Pays-Bas, Portugal et Royaume-Uni.

7/ Missions humanitaires et d’évacuation ; missions de maintien de la paix ; missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les opérations de rétablissement de la paix.

8/ Cet article prévoit qu’« au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir ».

 

 

CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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