mardi 19 mars 2024

Le Haut-Karabakh, quelques enseignements sur un conflit gelé… rapidement résolu !

Éclatant le 27 septembre 2020, le conflit dans le Haut-Karabakh qui s’est achevé le 9 novembre 2020, est riche d’enseignements mais aussi d’interrogations. Le premier est celui du retour de la Realpolitik et de la fin des solutions multilatérales : le monde a changé et continue à changer en redonnant une place aux rapports de force militaires. La communauté internationale a montré son incapacité à régler pacifiquement un conflit (mais ce n’est pas un cas unique), inhibée par la prise de décision militaire mais aussi par un grand désintérêt pour une région contestée, lointaine, mettant aux prises des États autoritaires : Russie, Azerbaïdjan, Turquie et Iran même si ce dernier ne s’est pas réellement impliqué dans le conflit.

Aujourd’hui, conduire et gagner un conflit dans ce contexte est désormais possible « officiellement » d’autant que ce conflit « gelé » depuis 25 ans a été vite réglé en six semaines après la mort de milliers de soldats mais apparemment peu de civils, guerre donc de haute intensité et très conventionnelle, se déroulant dans une région loin des frontières de l’Union européenne, suscitant peu d’indignations médiatisées.

Constatons en effet que ce territoire de presque 8 000 km² accueillant 150 000 Arméniens chrétiens certes historiquement appartenant à l’Arménie mais aussi à une forte connotation identitaire pour les deux peuples, a proclamé son indépendance en 1991 alors qu’il était enclavé dans la république soviétique d’Azerbaïdjan. En 1994, la guerre a causé des dizaines de milliers de morts de part et d’autre, des centaines de milliers de déplacés ou réfugiés dont 500 000 Azéris, amputant l’Azerbaïdjan de 13 % de son territoire au profit de la province sécessionniste arménienne (Cf. Le Figaro du 4 octobre 2020 sur les origines du conflit et Le Monde du 6 novembre 2020). Il a aussi exacerbé les relations entre chrétiens et musulmans jusqu’à ce dernier conflit.

Les enseignements sont donc multiples pour ce qui n’est qu’un micro-conflit (Cf. Mon intervention sur RT-France du 15 novembre 2020 et lire aussi l’article de Joseph Henrotin dans DSI de novembre 2020, « Quelles leçons pour une guerre de haute intensité ? » sur le conflit à la date du 13 octobre ; beaucoup d’informations militaires que l’on ne retrouve pas dans la presse française).

Le retour de la Realpolitik : cynisme et efficacité

Le double jeu des Etats de la région montre que la confiance interétatique n’est pas forcément la meilleure des politiques. La Russie a abandonné volontairement l’Arménie qui était trop proche de l’Occident. Plus de quarante jours de guerre sans intervenir sauf pour imposer un cessez-le-feu et le déploiement de 2 000 hommes aussi bien dans le Haut-Karabakh… qu’en Azerbaïdjan : une affirmation de la zone d’influence russe à peu de frais. En outre, la Russie armait aussi bien l’Arménie que l’Azerbaïdjan (68 % de matériel russe). Outre les supplétifs islamistes syriens d’Erdogan désormais à la frontière de la Russie et de l’Iran qui les ont pourtant combattus, les exportations turques d’armement sous forme au moins de drones ont donné la suprématie aérienne aux Azéris, ce qui aurait pu être évité par la mise à disposition par la Russie d’armes anti-aériennes ou anti-drones.

On peut s’étonner aussi du rôle d’Israël qui a équipé cet État musulman chiite de drones et a formé ses personnels, ce qui suppose la présence vraisemblable de quelques conseillers. Son rôle mériterait une attention particulière sur sa stratégie bien discrète mais bien réelle dans les conflits contemporains. D’ailleurs, compte tenu de la réputation des services de renseignement israéliens, l’absence d’avertissement d’une agression contre un État chrétien ayant connu un génocide comme Israël, protégé théoriquement par la Russie avec qui Israël a aussi des liens privilégiés, interroge.

De fait, l’Arménie a été punie par la Russie pour son rapprochement avec l’Occident. Pourtant alliée au sein de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (équivalent russe de l’OTAN), elle accueille une base russe qui n’a cependant pas le mandat d’intervenir dans le Haut-Karabakh, « État non reconnu » et ne faisant pas officiellement partie de l’Arménie. Poutine a laissé les opérations militaires azéries aller au plus loin dans leur action de reconquête tant que cela ne menaçait pas son influence dans son environnement proche.

Enseignement, un État qui n’investit pas dans son armée ou sa propre sécurité, ayant une confiance aveugle en un environnement international apparemment protecteur, se trouve à la merci des événements. L’Arménie ne s’est pas préparée à un conflit pourtant annoncé par l’Azerbaïdjan depuis les années 1990, malgré un premier échec azéri en 2016. L’effort de défense est une nécessité pour un État qui veut préserver sa souveraineté. La défense de son pays ne doit pas dépendre d’une alliance extérieure.

L’absence de renseignement sur l’imminence d’une attaque militaire, dont les signaux faibles étaient pourtant présents dans la presse, paraît tout bien extraordinaire : pas d’avertissement des États-Unis, de la Russie, sinon même des États de l’Union européenne dont la France. Soit les renseignements ont été donnés et non pris au sérieux, soit ils n’ont pas été donnés laissant les événements se réaliser. Comment peut-on croire que l’Arménie n’ait pas été abandonnée ? Certes, le renseignement humain arménien a été apparemment tout aussi défaillant.

Je note enfin que le cessez-le-feu, coïncidence, a eu lieu le 9 novembre, date de la chute du Mur de Berlin en 1989 et de l’ex-URSS, tout est symbole mais aussi de la fête nationale azérie, tout est encore symbole. L’histoire se construit aussi avec des dates « événements ».

Libération du 16 novembre 2020

L’échec des médiations internationales

Créé sous l’égide de l’OSCE en 1992, le groupe de Minsk est coprésidé par la Russie, la France et les États-Unis. Il comprend en outre huit membres (Biélorussie, Allemagne, Italie, Suède, Finlande, Turquie, Arménie et Azerbaïdjan). Mais pour quel résultat au bout de presque 25 ans ?

Cette médiation gelant le conflit par le statu quo n’a pas empêché les affrontements depuis 1994 et a maintenu l’illusion d’un possible règlement pacifique. En édictant les principes de Madrid en 2007, le groupe de Minsk avait certes envisagé le retour progressif des enclaves du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan, accord que le président arménien élu en 2018 a remis en cause publiquement et sans doute a été le déclencheur de ce conflit. En effet, comment s’étonner que l’Azerbaïdjan n’ait pas été motivée pour lancer à nouveau les hostilités ?

Le rôle de la Russie et l‘absence des États-Unis en tant qu’acteur, certes conforme à l’attitude générale de l’administration Trump, laisse aussi place à des interrogations. La France était là pour mémoire et puis quel était notre intérêt ? C’est le constat d’une absence de solution, problème désormais réglé, mais qui rappelle d’autres conflits « gelés » : Transnistrie, Abkhazie, Ossétie certes occupés par la Russie. Il est vrai que l’occupation par un Etat aussi puissant militairement que la Russie ne permet pas la reconquête par de « petits » États dépossédés d’une partie de leurs territoires.

Une Turquie qui persiste dans son expansionnisme militaire

La Turquie n’a sans doute pas été récompensée de son « pan-islamisme néo-ottoman militarisé ». La question de son implication mérite cependant une réflexion. Pourquoi ouvrir une nouvelle zone d’opérations après la Syrie, la Libye, la Méditerranée territoriale d’autant que l’Azerbaïdjan est de religion chiite, ethniquement proche sans doute mais n’a pas été une province de l’empire ottoman ? Les objectifs possibles étaient vraisemblablement :

  • d’élargir son influence vers le Caucase en profitant notamment de l’absence des États-Unis préoccupés par les élections avec qui la Turquie accumule les différends, d’une Russie peu disposée à agir mais aussi de rechercher un succès géopolitique et militaire, même indirect ;
  • de satisfaire ses objectifs économiques en disposant aujourd’hui d’un corridor de libre-circulation qui lui permet d’accéder à l’Asie Centrale, à la mer Caspienne et donc aux nouvelles routes de la Soie de la Chine ;
  • d’assurer son approvisionnement en hydrocarbures provenant d’Azerbaïdjan.

Une partie de la stratégie turque aujourd’hui est de s’assurer de la diversification des sources d’approvisionnement en pétrole et en gaz. La Turquie est dépendante de la Russie. Elle n’obtient pas l’accès aux ressources potentielles en Méditerranée orientale. Ceci explique sa stratégie (Cf. Mon billet du 14 août 2020 : Le gaz naturel, la vraie cause de l’agressivité diplomatique et militaire de la Turquie en Méditerranée ?) : en Syrie (pétrole de la zone syro-kurde), les tensions en Méditerranée orientale, en Libye, son implication discrète au Liban, les accords avec le Kurdistan irakien depuis de nombreuses années, l’Azerbaïdjan.

Exercer des pressions sur l’Europe peut aussi se révéler un objectif (Cf. Mon billet du 15 juillet 2020 : la Turquie, une nouvelle menace militaire pour l’Union européenne ?). En effet, suite à l’éclatement de l’URSS en 1991, les pays occidentaux, notamment sous l’impulsion des Britanniques et des États-Unis, ont construit le corridor pour acheminer les hydrocarbures du sud-Caucase. Le gaz azéri devrait parvenir directement en Italie par le gazoduc TANAP-TAP qui traverse la Turquie. A partir de Bakou jusqu’au terminal turc de Ceyhan sur la Méditerranée, l’oléoduc qui suit le même tracé dans le Caucase, permet d’exporter le pétrole azéri vers les marchés européens (Cf. Diploweb du 15 novembre 2020).

Cependant, à la date d’aujourd’hui, la Turquie n’a pas obtenu une participation au contrôle du cessez le feu dans le Haut-Karabakh. Certes le vote du parlement turc autorise la mise en place d’une force de maintien de la paix en Azerbaïdjan mais a priori pas dans le Haut-Karabakh. Elle a dû accepter la solution russe. La Russie et la Turquie sont à la fois en opposition et en convergence d’intérêt en fonction des théâtres d’opérations ce qui conduit à ménager leurs relations.

Un contrôle nécessaire des diasporas, notamment sur le territoire français

Enfin, ce conflit a montré aussi la tentation des communautés d’origine arménienne ou turque de transposer au moins politiquement le conflit du Haut-Karabakh en France. Je constate que les Français d’origine arménienne n’ont que peu soutenus l’Arménie et en le faisant simplement sans violence. Ils ont reçu le soutien de quelques intellectuels qui défendaient l’autodétermination des peuples sinon des minorités, principe empoisonné souvent mis en avant par l’Europe et … source fréquente des divisions des Etats aujourd’hui.

En revanche, cela n’a pas été le cas des « Loups gris » turcs qui ont associé violences et slogans islamistes à Dijon le 29 octobre. Cela a permis de les interdire en tant qu’association, tout en rappelant la persistance des tensions franco-turques et du lien à faire entre Turquie et islamisme. Cependant, ces tentatives d’utiliser le territoire national pour peser sur la décision politique pour s’engager dans un conflit posent la question de l’intégration.

Il est temps de rappeler avec fermeté au moins un principe qui est celui se rattachant aux obligations dues à sa nationalité. Agir politiquement au nom de son identité ou nationalité passée au profit d’un État étranger contre son pays d’appartenance ne peut pas être toléré. Que ce soit pour la défense de la cause palestinienne, d’Israël, de l’Arménie, de la Turquie (…), cette possibilité de manifester sur le territoire national pour des conflits extérieurs, sinon pour des révolutions dans d’autres pays, qui ne concernent ni la France ni les Français, devrait être interdite surtout dans une période où le séparatisme est combattu. Il y a une seule Nation française, « une et indivisible » et l’action des diasporas doit être encadrée. Si le choix est difficile, invitons ces personnes à rejoindre les zones de conflit pour qu’elles soient en accord avec leur engagement.

Pour conclure

Ce conflit montre le besoin pour la France de disposer de son autonomie stratégique et d’une défense indépendante dans la tradition gaullienne qu’il faut bien rappeler en cette année de commémorations du général de Gaulle.

Ce conflit montre aussi la possibilité d’affrontements militaires « limités » et justifie en particulier l’inquiétude des généraux français : il est temps de se préparer à des guerres de haute intensité qui ne peuvent pas être exclues en raison de l’apparition d’États autoritaires, de plus en plus enclins à recourir si nécessaire à la force militaire pour atteindre leurs objectifs.

Il faut surtout convaincre le citoyen français que la paix est de moins de moins acquise dans un monde imprévisible, où les intérêts de puissance font à nouveau leur apparition s’ajoutant aux crises multiples : pandémies, raréfaction des ressources, désordre climatique, migrations incontrôlées…

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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3 Commentaires

  1. Mes devoirs mon général,
    Je vous propose une explication simpliste, outre le fait que l’Azerbaïdjan sert de base au Mossad pour surveiller l’Iran: 40 % du gaz en Israël vient de Bakou.
    https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_l%27Azerbaïdjan_et_Israël

    La normalisation des relations internationales avec Israël est plus que cosmétique:
    https://www.atlantico.fr/decryptage/3593395/israeliens-et-arabes-unis-meme-dans-le-petrole-or-noir-relations-economie-diplomatie-international-moyen-orient-samuel-furfari-

    Très respectueusement.

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