Lutter contre la branche radicalisée de l’islam permet au président de la République de continuer à « civilianiser » les moyens coercitifs de la République tout en affaiblissant une capacité juridique issue de l’histoire et de l’expérience de l’Etat pour faire face à des menaces majeures. Modifier les articles 16 et 36 de la Constitution reste une idée hasardeuse. En revanche, introduire un article juridique sur l’état de crise, situation d’insécurité entre la guerre et la paix, aussi bien pour les opérations extérieures qu’intérieures, serait une avancée positive. Il n’en reste pas moins qu’il faut s’interroger sur les buts réels poursuivis.
Le discours du 16 novembre au Congrès : la civilianisation de la guerre
Je ne reprendrai que les propos du président de la République du 16 novembre devant le Congrès en soulignant simplement le vocabulaire employé :
* « La France est en guerre. » (…) « Les actes commis vendredi soir à Paris et près du Stade de France, sont des actes de guerre. Ils constituent une agression contre notre pays, contre ses valeurs, contre sa jeunesse, contre son mode de vie. (…) Ils sont le fait d’une armée djihadiste, l’attaque ignoble dont notre pays a été la cible » (…) « Nous sommes dans une guerre contre le terrorisme djihadiste qui menace le monde entier et pas seulement la France » (…)
* « Dans cette guerre qui a commencé depuis plusieurs années, nous avons bien conscience les uns et les autres qu’il faudra du temps et que la patience est aussi exigeante que la durée et la dureté avec laquelle », « nous devons combattre. » (…) « L’ennemi use des moyens les plus vils pour essayer de tuer » (…) « Les actes de guerre de vendredi ont été décidés, planifiés en Syrie, préparés » (…) »
* « Ils ont été organisés en Belgique, perpétrés sur notre sol avec des complicités françaises » (…) « Depuis le début de l’année, l’armée terroriste de daech a notamment frappé à Paris » (…) « Il ne s’agit donc pas de contenir, mais de détruire cette organisation » (…) « C’est aussi de nous protéger, pour éviter que viennent sur notre territoire comme ce fut le cas vendredi des combattants étrangers pour mener des actes terroristes ». Cependant, avec les actes de guerre du 13 novembre, l’ennemi a franchi une nouvelle étape ».
Que retenir ? Nous sommes agressés par « une armée » fut-elle qualifiée de terroriste, qu’elle a ses « combattants », que les termes « ennemi » et « djihadiste » sont cités enfin en tant que tels.
Cf. Mes billets du :
14 septembre 2014. « Le djihadiste, un ennemi bien identifié pour la France ? »,
21 septembre 2014 « Sécurité nationale et djihadisme, une longue guerre en perspective »
28 septembre2014 « De la guerre et de l’Islam en France,
La notion de subversion (Cf. Mon billet du 5 juillet 2015 « Contrer l’extrémisme violent ») est implicite dès lors qu’il est évoqué des « complicités françaises », enfin que cette guerre sera longue.
Cependant, cette militarisation du discours aurait dû conduire à une plus grande implication du chef d’état-major des armées, conseiller militaire du gouvernement et non à des propositions constitutionnelles pour renforcer le pouvoir présidentiel déjà bien conséquent.
Le pouvoir civil croit-il être en mesure de faire face à la menace dans la durée, alors que, dans moins de deux ans, la France sera face à une élection présidentielle et pourrait bien changer de président et de majorité ? Rien n’est moins sûr. D’ailleurs, sans préjuger ou juger de la compétence des uns ou des autres, combien de politiques au pouvoir aujourd’hui connaissent-ils les questions stratégiques et militaires ? Pourquoi ne serait-il pas concevable que l’autorité militaire, dernier recours en cas de menace, ait temporairement des pouvoirs élargis comme les textes le prévoient ? Le politique ayant failli devrait-il être le seul à exprimer sa « solution » ?
La rançon de l’aveuglement irresponsable sinon coupable des politiciens de tout bord
L’expérience montre – et la réalité de ces agressions salafistes contre la France le prouve _ que l’aveuglement d’un grand nombre de politiciens depuis des années a indirectement permis cette situation par laxisme, méconnaissance, désintérêt, opportunisme. Dès lors que l’appareil d’état sécuritaire, armée, gendarmerie, police, a été affaibli pour des raisons idéologiques et budgétaires, comment un citoyen peut-il faire confiance à un système qui voudrait donner plus de pouvoirs à ceux qui ont déjà failli même si le président de la République actuel a su faire face ?
Certes, des mesures ont été prises. Cependant, qui peut croire que les recrutements de 5 000 à 10 000 policiers et gendarmes, le maintien des effectifs militaires jusqu’en 2019, l’éventuelle création d’une garde nationale d’ailleurs contre le vœu de l’état-major me semble-t-il, tout ceci me convenant, ne sont-ils pas que des annonces pour rassurer ?
Cf. mes billets du
- 29 mars 2015. « De la Réserve, que diable ! »,
- 18 janvier 2015 « La fin de l’innocence française »,
- 30 novembre 2014. « Faut-il rétablir le service militaire ? »,
- des 25 mars 2012 et 1er avril 2012 sur la Garde nationale
Elles ne pourront être concrétisées sur le terrain qu’au minimum dans un an (sélection, formation, entraînement, équipements – en avons encore assez ? – logement – où sont nos casernes qui ont été bradées au secteur civil ?). Toutes ces mesures ont montré l’incapacité politique de nos présidents de la République successifs et de leurs députés à penser la menace et à y faire face.
La réponse pour pallier toutes ces irresponsabilités et finalement camoufler les manques, serait désormais le changement de la Constitution, manœuvre habile. Le prédécesseur de François Hollande était de faire une voter une loi à chaque crise ou phénomène de société. La France est passée à un niveau au-dessus avec des effets possibles bien plus graves pour la démocratie. Or, l’Etat sert d’abord à assurer la sécurité de la nation, à utiliser notamment ses armes juridiques et certainement pas à s’en démunir. Ce serait une faute (Cf. Mon billet du 1er novembre 2015 « La défense ! C’est là en effet la première raison d’être de l’Etat » Charles De Gaulle »).
Du rôle de l’Armée
En effet, autant la mise en vigueur de l’état d’urgence semble limitée et insuffisante dans ses effets dans le temps, en raison de la longue guerre qui attend la France, autant modifier les autres outils comme l’article 16 (Cf. Site Légifrance) et l’article 36 me semblent plutôt vouloir répondre à la fois à la volonté d’affaiblir le dernier recours à l’Armée en cas de crise interne et à toute menace potentielle, et à la volonté de donner tous les pouvoirs sans contre-pouvoir à une autorité civile dont nul ne sait qui elle sera demain.
L’Armée est un contre-pouvoir et un certain nombre de Français ne s’y trompent pas. Elle reste le dernier recours contre les menaces qu’elles soient extérieures ou intérieures pour les raisons suivantes. Elle est l’émanation de la Nation dans sa diversité. Elle est neutre politiquement. Elle a un profond sens de la pérennité à donner à l’avenir de la France, avec un réel esprit de sacrifice et une abnégation qui peuvent contraindre à bien des choix que le politicien n’assumera pas. L’Armée est et sera la seule institution en mesure de maintenir l’effort sécuritaire dans le temps et avec constance, quel que soit le parti au pouvoir. Encore faut-il, en République, qu’elle en ait les fondements juridiques et surtout que ceux qui existent ne lui soient pas retirés au nom d’une soi-disant inappropriation à notre siècle.
Façonnée par son histoire, s’appuyant sur des valeurs fortes qui constitue la crédibilité d’un groupe humain organisé, la raison d’être de l’Armée est le règlement ultime des conflits y compris par le recours à la force mais pas uniquement. Légitime dans cette ultime mission, elle ne peut pas être fragilisée dans son support légal comme voudrait le faire l’exécutif d’aujourd’hui, sans graves conséquences pour la sécurité nationale.
Modifier la constitution ? Est-ce donc vraiment utile ?
Si le général de Gaulle a intégré les articles 16 et 36 dans la Constitution de 1958, c’est en fonction de son expérience et de sa capacité à envisager l’avenir. La défaite de 1940 et l’attitude de la classe politique de la IIIe République ont en effet profondément influencé la Constitution de 1958 et ont suscité l’élaboration de l’article 16. Lors de la conférence de janvier 1964, le général de Gaulle a exprimé sa pensée : l’Etat doit pouvoir agir en toutes circonstances, avec un gouvernement, le contrôle du parlement et surtout un président apte à faire ce qu’il faut. Il donne au président les pouvoirs exceptionnels en cas de crise. L’article 16 répond en grande partie à cette nécessité. Il est utilement complété par l’article 36.
Puis-je rappeler aussi que la suppression de l’article 16 était l’un des engagements de François Mitterrand pour son élection en 1981 ? N’assistons-nous pas dans un contexte politique préélectoral à la réappropriation par François Hollande d’une « réforme » de gauche en vue des élections futures ? Quel est l’objectif, sous la pression de la menace salafiste, sinon de donner une totale autorité au président de la République dans le domaine sécuritaire, seul domaine où il a eu des résultats positifs mais qui permettra aussi d’influencer la perception des Français à la veille des élections régionales de 2015 puis et surtout présidentielles de 2017.
L’argument du président de la République en se référant à cette nouvelle expression de « terrorisme de guerre », créée, sans doute à l’intuition d’un stratège en chambre, vise donc à créer « un régime civil d’état de crise permettant de mettre en œuvre des mesures exceptionnelles, n’apportant à l’exercice des libertés publiques que les restrictions strictement nécessaires à la garantie de la sécurité nationale ». Ce terme de régime civil d’état de crise pose donc problème. Assurer la sécurité des Français a un coût qu’il faut être capable d’assumer.
Or, outre les textes déjà évoqués, d’autres moyens existent aussi. La mobilisation et la mise en garde prévues dans le code de la défense donnent au gouvernement le pouvoir par décret d’appliquer des régimes juridiques d’exception qui imposent aux citoyens des contraintes importantes sur leur personne ou leurs biens. Le gouvernement d’aujourd’hui n’évoque pas ces possibilités. Pourquoi ?
De la nécessité d’avoir néanmoins un encadrement juridique de l‘état de crise
Aujourd’hui, les crises extérieures pourraient se référer à quatre situations juridiques : celles résultant de l’article 16 de la Constitution, la déclaration de guerre, l’alerte nucléaire, les opérations autorisées par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Les circonstances exceptionnelles sur le territoire national exprimées par des lois sont l’état de siège du 9 août 1849, l’état d’urgence du 3 avril 1955, la mise en garde. Elles visent aussi à répondre à des insurrections auxquelles j’ajouterai les mouvements pré-insurrectionnels que pourrait susciter un acteur de violence comme l’état islamique (Cf. Mon billet du 15 novembre 2015. « Français, « ils » doivent avoir peur de vous ! »). Je ne crois pas que cette situation puisse être écartée aujourd’hui !
La loi du 9 août 1849 permet à l’autorité militaire de prendre tous les pouvoirs. Dans ce cas, il lui est possible « d’interdire les publications et les réunions qu’elle juge de nature à exciter ou à entretenir le désordre valable seulement en cas de guerre étrangère ». La loi du 3 avril 1878 qui la prolonge, spécifie cette fois que « l’état de siège ne peut être déclaré qu’en cas de péril imminent, résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection à main armée ». Enfin, l’article 36 de la Constitution de 1958 spécifie que « l’état de siège est décrété en conseil des ministres. Sa prolongation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ».
L’état d’urgence, défini par la loi du 3 avril 1955, est désormais en application sur le territoire national. Cependant, il est possible de constater que seule sa mise en œuvre permet surtout à l’Etat d’affirmer son autorité aujourd’hui alors que son action était entravée au quotidien par la guérilla juridique des acteurs de la société civile, permise certes par les nombreuses lois de nos parlementaires, bien peu clairvoyants. La mise en œuvre de l’état d’urgence exprime finalement dans le contexte annuel la faiblesse de l’Etat et son manque d’autorité. L’Etat n’est plus en mesure de faire appliquer de simples lois.
Cependant, définir juridiquement un « état de crise » entre la paix et la guerre me semble désormais une nécessité au moins pour permettre une stratégie gouvernementale et protéger ses agents et ses militaires. A titre anecdotique, je l’avais proposée dans différents articles ou groupes de travail sur la doctrine dès les années 2000. Sans succès, je n’étais pas d’un grade suffisant.
La déclaration de guerre au sens juridique du terme n’existe plus car la guerre est interdite mais la crise l’a remplacée en consacrant une situation permanente de guerre où le citoyen vit « en paix ». Le droit est celui du temps de paix, donc inapplicable en temps de guerre alors que l’ennemi conduit sa guerre avec ses propres règles pendant ce même temps de paix. Nos concitoyens viennent de subir cette situation et cette dure prise de conscience.
En effet, le refus de la guerre, sinon même de l’utilisation de ce mot y compris dans certains documents de doctrine militaire il y a quelques années (Cf. Mon billet du 11 octobre 2015. De la guerre) impose dans les démocraties le discours de la négociation à tout prix et de la persuasion par des moyens indirects comme les aides humanitaires, les embargos, sans oublier le relativisme multiculturel et le complexe sur ce que nous, occidentaux, représentons.
La psychologie européenne privilégie la non‑violence, la gesticulation, la négociation qui atteignent vite leurs limites avec un adversaire qui n’applique pas les mêmes principes, ni le même langage. En outre, les Etats ne sont plus seuls. Toute conflit se déroule en partie sur la place publique et met en jeu au moins sa propre opinion publique sinon celle de ses voisins, la référence permanente aux libertés publiques y compris par leur instrumentalisation juridique, les associations, les O.N.G, les différentes organisations internationales, des acteurs de violence les plus divers … comme l’état islamique ou les groupes mafieux.
Ce contexte compliqué contraint une démocratie peu sûre d’elle-même comme la France à une tergiversation permanente sur la stratégie et les moyens à employer. Finalement, elle est impuissante à assurer préventivement la défense du territoire national et de ses citoyens jusqu’au réveil brutal devant l’agression. Il faut donc préciser juridiquement l’état de crise sans remettre en cause l’existant.
Pour conclure
La question qu’il faudra cependant aborder est celle de l’adéquation de notre législation concernant la survie de l’Etat avec le droit imposé par le CEHD. Croit-on que notre soumission juridique à cette structure supra-étatique donnera tous les moyens à l’Etat de faire face à la menace ? Modifier la constitution dans le domaine de la sécurité ne sera-t-il pas soumis à une décision supra-étatique, y compris de l’Union européenne bien peu présente dans cette guerre contre l’Etat islamique ? Doit-on accepter ce contrôle extérieur et non-responsable qui peut mettre en danger la survie de la Nation et sa souveraineté dans le domaine de la sécurité ? Je ne le crois pas.
Le droit n’est pas une fin en soi. Il est un facteur important du « vivre ensemble » dès qu’il est applicable. Si le droit devient un facteur de vulnérabilité sinon d’asservissement, nous devons le refuser. Nos parlementaires ont cette responsabilité par mandat du peuple.